« Partout
où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles
qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de
ce qui existe, ni transgresser l'omerta qui concerne tout. »
(Guy Debord)
Le
concept de liberté repose sur l'idée de la pré-existence d'un
support individuel à partir duquel une certaine culture forge des
identités.
Ainsi
de la liberté féministe, républicaine, prolétarienne, libérale,
anarchiste, etc.
Il
y aurait un individu vrai d'abord, quoique indéterminé, porteur de
potentialités sexuelles, sociales, culturelles, physiques,
comportementales, qui subirait ensuite les déterminations
culturelles et sociales de son milieu. Cet individu vrai serait
capable à l'âge adulte de reprendre la main, par décision
consciente, au point de pouvoir dépasser ses déterminations. Suite
à quoi, il deviendrait l'individu réellement libre que le monde
actuel ne cesse d'exalter comme son but et son mensonge.
Mais
les constructions sociales, l'institutionnalité chère à Legendre,
réduites pour la pensée actuelle à des éléments rationnels et
presque quantifiables, pour que la conscience positiviste puisse s'y
introduire tranquillement, possèdent une réalité bien plus
complexe qu'il n'y paraît à première vue, et se servent de modèles
plus mélangés. Ce qui fait tenir debout une communauté humaine ne
se résume pas à des équations statistiques fournies par
l'ingénierie sociale. Il y entre des éléments imaginaires et
symboliques dont l'insaisissabilité au moyen des seuls instruments
cognitifs superficiels n'a d'égal que leur fragilité. Si bien que
lorsque l'on échappe à un conditionnement évident, on tombe
généralement dans l'abîme obscur et mystérieux des causes
profondes et insoupçonnées de ce même conditionnement.
L'idée
d'un individu dans une société est une idée moderne complètement
conditionnée par la forme prolétariste de cette société.
L'individu n'a jamais été cela. Il a toujours été un produit
complexe de la communauté toute entière, prise dans toutes ses
dimensions : matérielles, symboliques, cognitives, politiques,
etc. De ce point de vue, il n'y a jamais d'individu libre. Il ne peut
y avoir que des individus conscients de leurs conditionnements. La
vraie liberté se résume à la connaissance des conditions de sa
non-liberté et du choix conscient de son conditionnement. L'individu
n'est pas dans une société, il est la société même.
On
juge toujours des choses en occident comme s'il s'agissait de petites
machines démontables tissées de rationnel. Ce qui est réel est
rationnel, ce qui est rationnel est réel. Nous sommes tous
Hégéliens, d'une certaines manière. On juge du Coran par exemple,
comme de tout autre objet religieux, en analysant les versets, comme
on ferait en classe de littérature, pour savoir si l'islam est
véritablement une religion pacifique. Et l'on veut croire que la
religion elle-même est un produit accessoire de la culture humaine.
Que c'est une affaire individuelle. Mais le Coran, comme n'importe
quel autre objet de culte, n'est là que pour faire image et
conforter une certaine communauté dans son individuation. C'est le
moyen qu'elle s'est donnée pour tenir debout et affronter les
monstres universels indissolublement liés à son humanité. Sa forme
particulière n'a d'importance que pour autant qu'elle conserve la
puissance évocatrice, la force fétichiste qu'elle assume pour cette
communauté. Que peut faire contre ça la petite analyse brillante et
satisfaite d'un intellectuel en déshérence, doutant de tout parce
que le système qui le justifie et le nourrit, qui lui fournit les
éléments de sa propre lutte intérieure contre les monstres qu'il
ne voit plus, qu'il pense peut-être avoir vaincus, lui enjoint de
tout remettre en cause, hors le système lui-même, qui n'est même
plus un système pour lui, mais une nature ?
Il
ne s'agit pas ici de l'affrontement d'une rationalité contre une
croyance, mais celui de deux croyances reposant sur des bases
antinomiques.
Cela
ne veut pas dire que l'exercice de la raison est superflu mais qu'il
faut savoir que la raison elle-même doit-être fondée, et pas en
raison. Que nul, en cette matière, n'est légitime pour prendre la
place du neutre au-dessus de la mêlée. De cette mêlée, nous ne
sortons et ne sortirons jamais, car elle nous est consubstantielle.
La faute occidentale est justement de vouloir usurper cette place. Il
faudrait pour conter cela un nouvel Homère ou un Eschyle. Nous
n'avons à notre disposition, malheureusement, que de petits œdipes
aveugles et arrogants.
Une
émancipation est certes possible, mais elle suppose la pleine
connaissance de l'aliénation. Toute volonté de libération pour
elle-même est vouée non seulement à l'échec, mais au pire. On ne
joue pas avec les éléments constitutifs humains ou simplement
vivants comme on s'amuse avec un
Lego, par essais empiriques successifs. Ces éléments, on les
respecte et on les craint.
Il
est d'usage aujourd'hui de rendre l'individu seul responsable de ce
qui appartient en fait au corps social. Ainsi de l'art contemporain
ou de la philosophie structuraliste négatrice d'homme, d’œuvre,
et d'histoire, que ne cesse de pourfendre un Michel Onfray par
exemple, fier de représenter le bon sens populaire lorsqu'il fustige
les traducteurs sans voir la réalité traduite.
La
négativité de l'art contemporain, comme celle du structuralisme ou
de la psychanalyse, est directement liée à la forme sociale
moderne, le prolétarisme fétichiste d’État, et non à un
quelconque délire individuel. L'art contemporain parle de son
époque. Si son époque chosifie et déshumanise, pourquoi condamner
l'artiste qui n'en est que le relais sensible en même temps que le
produit. De même pour la philosophie et pour toute autre discipline
particulièrement exposée au rayonnement létal de la machine
cybernétique lancée à plein régime vers l'inhumanité
structurelle.
On
accuse là encore le thermomètre au lieu de s'intéresser à la
fièvre. Comment continuer de peindre des portraits ou des paysages
impressionnistes lorsque l'abstraction domine jusqu'aux relations
intimes ? Ce n'est pas l'art contemporain qui devrait choquer ou
déplaire, c'est l'époque où il sévit. Mais comme d'habitude, on
essaye de sauver l'époque en lynchant ses photographes. Ou bien, de
manière aussi absurde, en en faisant des héros de la liberté.
De
même que c'est la lune qu'il faut voir et non pas le doigt qui la
montre, de même c'est l'argent et la marchandise qu'il faut observer
et pas leurs effets sous forme d'évolution des mœurs, d'excès
financiers, ou de politiques anti-sociales.
Dans
cette mise au point indispensable et urgente, on ne peut guère
compter sur les adeptes des méthodes de développement personnel,
qui eux aussi se croient hors communauté, quoique de manière
différente. Ils respectent les formes cultuelles, les poésies
exploratrices d'inconscient, mais c'est pour mieux échapper au
questionnement, pour mieux retrouver le petit moi éternel réincarné,
l'image de ce rêve d'individu hors sol que la société à laquelle
ils pensent si fort avoir échapper leur a mis dans la tête. Le
corps n'étant jamais pour eux, dans son exaltation même, opposé à
ce qui leur paraît être un excès d'intellectualité, qu'un support
de fuite. Ils partent à la recherche, généralement vers des
territoires lointains et exotiques, de relations individuelles à la
nature ou au divin, sans savoir que la relation à la nature ou au
divin est tout sauf individuelle et qu'elle ne peut être que
médiatisée par une communauté entière forgeant spontanément les
outils nécessaires à la survie individuelle, psychique ou
corporelle. Ils ont beau en inventer tous les jours de ces
communautés nouvelles censées faire sens par-delà le non-sens, ils
n'arrivent qu'à reproduire à petite échelle ce qui les aliénait
déjà auparavant, à savoir l'esprit de séparation. A chacun son
petit nécessaire de spiritualité d'occasion, fabriqué à la
va-vite à partir des multiples débris exogènes ramassés en
chemin, selon l'injonction d'époque qui veut que la spiritualité
soit une affaire individuelle et que chacun, dans une concurrence
libre et non-faussée, puisse choisir la sienne parmi les offres
promotionnelles du supermarché international de l'éveil ou du
salut.
De
même, on choisira son sexe, sa manière d'être au monde, sa forme
d'individualité, non pas, comme on le croit, au nom de la liberté,
mais par obligation marchande de choisir sur les étals de
l'épanouissement monnayable, un modèle, parmi d'autres équivalents,
d'un petit moi aliéné et fier de l'être.
Adrien Royo