Voilà
déjà belle lurette que j'ai remplacé dans ce blog capitalisme par
prolétarisme pour parler de la société actuelle. J'y reviens.
Contrairement
à capitalisme, prolétarisme désigne immédiatement un projet
social, pas seulement un ordre économique. Alors que le mot
capitalisme, quoi qu'on en ait, reste sur le mode gestionnaire et
participe en définitive de ce que Marx appelait le fétichisme,
c'est-à-dire l'illusionisme fondamental de notre mode de production,
sa manière de cacher l'essentiel, l'anthropologique et
l'existentiel, derrière le masque de la marchandise, de l'objet
artificiel; je parle ici du mot tel que couramment employé, pas du
concept marxien lui-même que comprennent réellement quelques rares
intellectuels; alors que capitalisme égare, disais-je, prolétarisme
embrasse d'emblée le projet anthropologique réel de nos sociétés
modernes, à savoir la création de prolétaires.
Faire
de tout homme un prolétaire, voilà en effet l'alpha et l'oméga du
monde tel qui va. Et un prolétaire n'est rien d'autre qu'un esclave
amélioré. Amélioré du point de vue du management, cette
idéologie (ou religion) de notre temps. Les différents progrès
dans la manipulation des masses ayant obtenu que cet esclavage
moderne soit librement consenti et même souhaité. C'est le génie
de cette civilisation d'avoir su escamoter si bien l'oppression
qu'elle apparaisse à celui qui la subit, à savoir presque tout le
monde, comme la mesure même de la liberté.
La condition de prolétaire
est moralement, pour tous ceux qui ont su garder un minimum de
lucidité au milieu du carnaval ambiant, l'une des conditions les
plus misérables et méprisables qu'il se puisse imaginer. Si cette
vérité n'est pas plus massivement acceptée, c'est que les moyens
de l'illusionnisme, du spectacle dirait Debord, ont augmenté encore
plus vite que la masse des nouveaux esclaves.
J'utilise prolétarisme
justement pour des raisons d'exigence morale. On peut sortir du
capitalisme, tel qu'entendu généralement, sans pour cela se libérer
du prolétarisme.
Lorsqu'un mot commence à
sonner tellement creux que de valise il passe à container,
n'hésitons-pas à le remplacer! Ainsi, rendons la baudruche
capitalisme aux césars de l'économie, et reprenons possession de
son contenu sous une autre appellation, moins manipulable.
Capitalisme évoque des
rapports de production; prolétarisme, des rapports sociaux. Je suis
surpris que des gens qui prétendent avoir compris le concept de
fétichisme chez Marx, persistent à conserver néanmoins, en dépit
de tout bon sens historique, une terminologie si désuète et
contreproductive pour parler du système global, qui n'est pas
seulement un système économique, mais aussi un système moral (dans
son amoralité même) et dogmatique, au sens legendrien. Rester
prisonnier de cette terminologie, c'est renoncer à comprendre jamais
la complexité du système, c'est au moins se priver des moyens d'en
parler avec un peu de pertinence et de force.
Les prolétaires sont des
esclaves, disais-je.
Nouveaux propriétaires de
leurs corps, par la grâce de la Marchandise, de la Révolution, des
Droits de l'homme et des Lumières, ils ne peuvent cependant que le
louer au prix du marché (au plus bas aujourd'hui) pour survivre,
ayant été dépossédés par ailleurs de tout le reste. Le monde de
la marchandise a fait d'eux, de nous tous, comme il est naturel, une
marchandise. Le processus n'est peut-être pas totalement achevé,
mais il est en bonne voie. Le monde des choses, nous chosifie.
Comment pourrait-il en être autrement?
Mais aussi, dans ce monde
d'ersatz, à mesure que le volume des choses, des marchandises, des
pacotilles produites, augmente (justice immanente, sans doute), la
quantité de valeur globale diminue, proportionnellement au travail
global nécessaire à leur production. Moins de travail productif
réel, à cause des gains de productivité, du progrès technologique
incessant, signifie moins de survaleur, et donc moins de valeur
sociale, de capital en procès d'autovalorisation. La marchandise
produit donc elle-même, mécaniquement, les conditions de sa
disparition. Elle voue ses suppléants humains à l'état de
marchandise, ou de simple rebut de la machine, de déchet économique,
mais crée par-là même les conditions de son propre anéantissement.
Anéantissement qui pourrait bien être par la même occasion celui
de l'humanité toute entière. L'homme, voulant se libérer, fabrique le moyen de son autodestruction.
Le prolétaire est
profondément cet homme là, engagé dans une action hétéronome et
suicidaire, croyant jusqu'au bout œuvrer en toute indépendance pour
son émancipation.
Au stade actuel du
développement de cet outil exterminateur: la fin de la valeur
réelle, la fin de la croissance, il ne reste plus à la machine
d'autre alternative que de jeter dans la bataille ses dernières
forces, en multipliant les signes monétaires dématérialisés,
propices à la spéculation et à la production d'une valeur fictive,
gagée sur du travail hypothétique futur, autrement appelée dette.
La dette massive et universelle, n'étant rien d'autre que la
recherche désespérée du carburant valeur, devenu si rare, dans les
gisements anticipées du futur, un futur imaginé, un rêve. Car la
dette, c'est du futur entrant dans le présent sous forme de créance.
La machine du capital réel, désormais presque entièrement nourrie
par du capital fictif, gagé sur un avenir de plus en plus lointain
et imaginaire, s'enfle de fiction. La fiction était déjà au cœur
du système, elle prend désormais toute la place, comme le vent dans
une bulle. Mais cette bulle, comme toute les bulles, ne peut manquer
d'éclater avec le rêve qui la maintenait.
La bonne nouvelle: la
marchandise s'autodétruit. La mauvaise: elle aura produit avant de
disparaître l'homme le moins fait pour relever le défi de son
dépassement: le prolétaire, cette fiction d'homme libre. Si bien
qu'à supposer que la destruction générale épargne un certain
nombre d'entre nous, il y a des chances pour que ces survivants
reprennent joyeusement, et en toute naïveté, le chemin qui conduira
derechef à cette apothéose.
C'est pourquoi il me semble
si important d'insister sur la conversion spirituelle qui permet
seule de sortir de l'impasse prolétarienne. En finir avec le
capitalisme? La marchandise s'en charge ! La seule question qui
vaille, c'est quelle société, et donc quel homme, voulons-nous
construire après. Et cet homme ne peut pas être le simple produit
du monde actuel, comme si la machine pouvait produire autre chose
qu'une machine. Cet homme ne peut être qu'un converti, un éveillé.
Converti à quoi? A la loi de l'espèce, à la soumission
spirituelle (voir Simone Weil), au pouvoir de création et à l'amour de soi et des
autres.
Adrien Royo