vendredi 23 janvier 2015

Au-delà du réel

Dans le film Matrix des frères Wachovski, les êtres humains vivent une vie imaginaire d'hommes libres, avatars numériques, et une vie réelle de larves en couveuses que la Machine utilise comme sources d'énergie électrique. Quelques uns seulement échappent à ce destin de pile électrique en choisissant d'avaler une pilule rouge qui les sort d'un sommeil troublé et les confronte à leur réalité d'esclaves. Parmi les nombreuses interprétations dont ce scénario apparemment futuriste a fait l'objet, je choisi celle-ci : la Machine est le monde déjà existant et les ectoplasmes en batterie rêvant qu'ils sont des hommes, sont déjà la multitude des contemporains sur cette terre. Je propose l'hypothèse suivante: si Matrix, entre autres choses, mettait également en scène cette fameuse société du spectacle décrite par Guy Debord il y a cinquante ans, dans laquelle des spectateurs fascinés par le monstre qu'ils ont eux-mêmes fabriqué, attendent indéfiniment de commencer à vivre?

A observer notre civilisation au plus près de sa technique, c'est-à-dire en lui retirant le voile d'illusion, d'idéologie, qui masque sa véritable nature : le maelström d'images rassurantes ou au contraire catastrophiques formant sa croute ou son vernis, force est d'admettre que nous sommes réduits en effet à cela : au rôle peu enviable de mines individuelles à ciel ouvert dont on extrait chaque jour l'aliment de la Valeur, à savoir la force de travail et de consommation.

Comme je l'ai expliqué souvent dans ce blog, la Valeur est cet élément civilisationnel, ou anti-civilisationnel, fonctionnant pour lui-même dans un mouvement spiraloïde vers l'abîme, et qui doit pour survivre digérer tout le vivant, à commencer par les hommes qui l'ont créé. Lorsque les ressources nécessaires à son expansion sont épuisées au présent, elle se met à grignoter l'avenir comme un rat insatiable son fromage, faisant de chacun son propre débiteur. Notre nous en quelque sorte, projeté dans le futur, revient sucé le sang de notre je suis. Si bien que ce n'est plus seulement le travail mort qui, à l'instar du vampire des contes fantastiques, exploite le travail vivant, mais le travail futur (sous la forme d'une dette) qui déjà nous asservit. Comme si le passé et l'avenir se donnaient la main pour empêcher tout présent, ou du moins pour le réduire à la fonction exclusive de turbine productrice de valeur. Le principal matériau de cette Machine aveugle, son carburant, c'est donc l'homme lui-même. En ce sens, on peut dire que nous sommes effectivement cultivés en vue d'une exploitation intensive de nos capacités de production et de consommation. Et les différents ersatz qui nous sont distribués pour notre consolation ne sont que des vapeurs d'oubli, des hochets pour enfant, des somnifères ou des stupéfiants. Nous vivons, nous aussi, une vraie vie d'esclave et une fausse vie d'hommes libres.

Mais il est évident qu'aujourd'hui les gens se sentent de plus en plus mal dans cette double vie imposée qu'ils perçoivent confusément, et que le voile d'illusions tend à se déchirer de plus en plus. Une énergie toujours plus grande, dirigée vers ce que Zbigniew Brzezinski appelle le tittytainment (le lolo médiatique en quelque sorte) doit donc être déployée, augmentant encore le degré d'exploitation général et rendant les tenanciers de cet immense lupanar toujours plus paranoïaques et sociopathes. D'où les imprécations incessantes, les menaces et les excommunications. Il est des mots aujourd’hui qui ne servent qu'à retarder une prise de conscience possible en faisant peur, à prévenir une fuite trop massive en dehors du système. Parmi ces mots, il en est quatre qui sont particulièrement efficaces, quoique pour peu de temps encore : fasciste, antisémite, populiste et complotiste. Toute personne essayant de sortir de la « Matrice » prolétariste, désireuse d'exercer sa véritable liberté de pensée (avec tous les dangers que cela comporte, mais quoi! la liberté est à ce prix.), en remettant en cause le sacré actuel, c'est-à-dire en blasphémant, prend le risque de se voir coller sur le front en signe infamant l'un des ces quatre mots, voire les quatre. Est fasciste, celui qui ne se laisse plus prendre au piège des simplifications gauchisantes, est antisémite celui qui refuse le chantage à l'antisémitisme, est populiste celui qui dénonce la fausse démocratie, est complotiste celui qui met en doute les versions étatiques des évènements, ne serait-ce que dans un esprit de curiosité et de méfiance légitimes. Non qu'il ne puisse exister de vrais antisémites, de vrais populistes (encore faudrait-il s'entendre sur le sens réel de ce vocable) ou de vrais complotistes, c'est-à-dire des obsessionnels de la falsification, mais n'est-il pas préférable de les laisser librement s'exprimer plutôt que de prendre le risque de stigmatiser avec eux tout effort légitime et sincère de réflexion sans arrières pensées génocidaires?

« Dans le monde à l'envers, la vérité est un moment du faux », disait Debord dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle. Il serait désigné aujourd'hui avec cette phrase comme le prince du complotisme. Tout comme Pasolini se verrait taxer de populisme pour son évocation de mai 68 décrivant des fils de bourgeois jetant des pavés sur la tête des fils d'ouvriers sous uniforme.

De cette nouvelle prison nommée démocratie participative, où l'on demande au citoyen de confirmer par le suffrage universel une cooptation, et où les élus ne sont que des clients et des débiteurs de créanciers sinon anonymes, du moins cachés, beaucoup cherchent à s'évader. Certains, parmi ceux qui se sentent les dupes d'un tel système, ont vu la lumière quelque part et poussé une porte. L'ayant franchie, ils ne peuvent plus revenir en arrière, ils sont comme éveillés d'un rêve ou d'un cauchemar. Et ceci divise désormais le monde en deux parties irréconciliables: celle des endormis et celle des éveillés. Parmi ces éveillés, pour autant que je puisse le savoir, car je ne me reconnais dans aucun de leurs groupes, si ce n'est peut-être dans celui que constitue à lui tout seul Etienne Chouard, aucune homogénéité, il y a de tout : des anarchistes, des chrétiens, des musulmans, des juifs, des libre-penseurs, des nationalistes, des gauchistes, des royalistes, des sans-étiquettes, des décroissants et des paranos. Mais c'est qu'on ne peut pas à la fois exiger la liberté d'expression et se plaindre de ce que tout le monde ne pense pas la même chose. Qui est le plus fasciste? Celui qui interdit aux fascistes de s'exprimer, ou celui qui exprime son fascisme fondamental? Et si, pour faire advenir une société de liberté, je dois supprimer d'abord tous ceux qui la contestent, qu'en est-il de cette liberté et qu'en est-il de cette société?

Pour ma part, je préfère une société où je peux parler avec des fascistes à une société vraiment fasciste qui se donnerait des allures dégagées de démocratie. D'autre part, les extrêmes non seulement se rejoignent parfois, mais encore ils se nourrissent mutuellement, je veux dire qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Qui veut la paix, n'exige pas en préalable la mort de son adversaire, même s'il doit risquer la sienne. La paix se noue en conciliant les contraires non en les opposant interminablement. Sous les oppositions de façade sur lesquels les enragés de tous bords fondent leur commerce de guerre, il existe entre des factions rivales des compositions souterraines. Ces compositions, il est possible de les mettre au jour à condition d'accepter de faire un pas de côté.

Qu'est-ce qu'un fascisme: un régime autoritaire, souvent autocratique, policier et sans liberté. Nous en connaissons des formes anciennes qui nous servent de repères et de repoussoirs, des formes nationalistes. Mais prenons garde de ne pas créer, pour échapper à ce danger, une société fasciste 2.0, une société fasciste nouvelle manière, supprimant toute liberté sans les signes extérieurs du fascisme ordinaire, et par exemple sans les signes nationalistes et autocratiques. Ne pouvons-nous imaginer une sorte de bio-techno-fascisme, un pouvoir dictatorial invisible et dilué, se payant le luxe de la fausse démocratie actuelle? Est-ce si inimaginable et saugrenu? N'y serions-nous pas déjà? Qui ne voit qu'un tel fascisme serait mille fois plus dangereux et efficace qu'un quelconque fascisme à l'ancienne mode, un fascisme à la papa avec uniformes et salut romain ? Et si nous dénoncions un fascisme au nom d'un autre fascisme méconnu! Il arrive que la réalité sociale glisse sous nos pas sans que nous nous en rendions compte et que nous continuions de la décrire avec de vieux outils idéologiques devenus obsolètes, alors qu'elle en exigerait de nouveaux.

Quoiqu'il en soit, deux mondes sont devenus parfaitement étanches et inconciliables, le monde des anciens paradigmes, avec ses définitions autorisées et convenues, sa télévision et ses journaux au pluralisme bien circonscrit dans les limites de la bonne pensée, et le monde de la liberté de conscience, avec ses risques de dérapages, son Internet, mais aussi et surtout sa possibilité réelle d'un renouvellement épistémologique complet, et donc sa capacité à forger de nouvelles armes critiques.

Un jour, j'ai poussé la porte, j'ai choisi la pilule rouge et je suis tombé de l'autre côté du miroir. Plus question maintenant que je retourne dans l'enfer des rêves obligatoires. Dans le désordre induit, il y a danger, certes, mais dans la pensée unique, il y a la mort !

Adrien Royo 

lundi 19 janvier 2015

Au pas, citoyens!

Nous, objecteurs de conscience dans cette guerre du bien contre le mal, car je veux ici m'associer à tous les réfractaires, à tous ceux qui refusent un enrôlement forcé dans l'armée de la liberté et de la paix, nous souviendrons de ces quatre millions de personnes soudées en ce 11 janvier 2015 pour la défense des valeurs républicaines, marchant contre l'obscurantisme aux côtés de Cameron, Merkel, Hollande, Netanyahou et consorts, capitaines valeureux de la démocratie outragée. Nous nous souviendrons de l'exigence de liberté exprimée de vive voix par tout ce que la planète compte de héros pacifiques. Nous nous souviendrons de l'hommage unanime rendu par l'establishment à la subversion. Nous nous souviendrons de cet appel à la guerre sainte contre la barbarie. Nous nous souviendrons de ces brevets d'impertinence distribués par l'État, de cet anticonformisme d'élevage dressé contre la pensée unique, sous l'autorité des quatre pouvoirs rassemblés. Nous nous souviendrons de cette allégeance au système déguisée en fière révolte. Nous nous souviendrons de l'esprit de vengeance élevé au rang de vertu. Nous nous souviendrons de ces rodomontades de cour de récréation. Nous nous souviendrons de ces caricatures subversives achetées par millions et transformées en armes de guerre. Nous nous souviendrons du feu attisé consciencieusement. Nous nous souviendrons de la peur. Nous nous souviendrons de ce besoin d'identification au pouvoir. Nous nous souviendrons de la célébration obligatoire d'un racisme ordinaire et mondain sous couvert d'antiracisme. Nous nous souviendrons de l'injonction d'identification à une feuille de comptoir muée en étendard de la liberté menacée. Si un jour, à Dieu ne plaise, venait à sévir en France une dictature, nous le devrions d'abord à cette confusion des valeurs, à ces renversements sémantiques, et à ces manipulations conceptuelles. Quand une fausse liberté s'érige en modèle sublime et définitif de l'organisation sociale, il faut s'attendre à ce qu'une vraie tyrannie la remplace inexorablement.

Le 11 janvier, des masques sont tombés, rendez-vous dans le monde réel. « Subversion ou propagande, il faut choisir! », disait un marcheur, mettant la subversion au crédit de Charlie Hebdo. Voilà bien le paradoxe: qu'est-ce qu'une subversion qui s'exhibe dans tous les médias, dans tous les cabinets ministériels unanimes, et à laquelle le plus rétrograde des socialistes acquiesce sans barguigner ? Récupération! S'indignent quelques uns. Je ne crois pas : seulement des masques qui tombent à la faveur d'un massacre.

Je suis peut-être Cabu, ou n'importe laquelle des victimes du 11 janvier, mais assurément pas Charlie. La liberté d'expression n'avait pas besoin d'être assassinée pour la raison qu'elle était déjà mourante. Quant à la liberté tout court, elle disparaît un peu plus chaque jour avec les mesures prises pour assurer la sécurité du monde « libre »; l'État et les terroristes, ici comme ailleurs, et aujourd'hui comme hier, sont alliés objectifs dans une guerre universelle contre l'individu potentiel. En ce qui concerne les deux autres termes de la triade républicaine: égalité-fraternité, inutile d'insister, chacun peut voir leur application quotidienne, surtout parmi les classes dangereuses (dangereuses, oui, il faut le croire, puisque les pauvres se retrouvent beaucoup plus souvent en prison que les riches). Reste la laïcité! La belle affaire! Quand elle entre en croisade, cette laïcité, on le voit bien, ne vaut pas mieux que les autres intégrismes. Ne serait-elle pas le faux-nez et l'alibi d'un impérialisme coupable et honteux? Si elle est le cadre légal de la tolérance, très bien, si elle devient religion elle-même, il faut que les citoyens observent attentivement où elle se place: à la fin de l'histoire, pour regarder toutes les autres en arrière avec la suffisance des nouveaux convertis.

Certains naïfs pensent que la France n'est pas en guerre. Que font alors nos militaires partout sur la planète? Ils chassent le renard? A moins que certains de nos compatriotes pensent que ces militaires ne sont pas français, qu'ils ne sont pas ces bras armés pour lesquels ils ont indirectement voté aux dernières présidentielles.

Adrien Royo