Gauche-droite (radicale ou pas) : la double impasse.
Le prolétariage (je préfère ce
mot à capitalisme ; voir plus loin dans ce blog) est un système cohérent
quoique imbu de contradictions. On ne peut le diviser à son gré, l’aborder par
petits bouts, le corriger partiellement. Former en trois étapes successives au
cours du dernier millénaire, 12e-13e siècle pour sa
dogmatique générale, 15e-16e pour son montage économique,
et 18e-19e pour sa clôture institutionnelle, rien ne
saurait l’atteindre qui ne soit une critique globale prenant sa totalité en
compte d’un point de vue à la fois moral, matériel, mythographique et politique.
Or, aucune critique de ce genre n’a encore vu le jour, malgré la tentative
marxienne.
A ceux qui déplorent les effets
dévastateurs d’un tel système, s’offrent depuis deux siècles deux perspectives
complémentaires et aveugles : le progressisme et le conservatisme, la
gauche et la droite. Aujourd’hui encore, malgré les dénégations, un
militantisme puéril autant qu’universel cristallise la situation horizontalement,
excluant toute appréhension verticale. Progressiste ou conservateur, chacun est
tenu de choisir son camp. « There is no alternative ». Si on n’est
pas dans l’un, on est dans l’autre.
Qu’est-ce qu’un conservateur ?
Quelqu’un qui veut geler le mouvement incompris. Qu’est-ce qu’un progressiste ?
Quelqu’un qui n’entend pas le mouvement qu’il accompagne. Leur point
commun ? Choisir les conséquences qui les dérangent pour fonder leur
contestation en s’aveuglant sur les causes. Le conservateur déplorera la
disparition de ses repères institutionnels, le progressiste, la dégradation de
ses conditions d’existence ; l’un en appellera par exemple au retour de la
famille en acceptant les richesses, l’autre au partage de ces mêmes richesses
en acceptant la disparition de la famille. Jusqu’au bout, opiniâtrement, ils
s’entrégorgeront pour conserver le droit de s’entrégorger, refusant en détail tout
ce qu’ils acceptent en bloc.
Le prolétariage est une totalité.
Une totalité contradictoire, mais une totalité quand même. Ses valeurs sont
comptables et ses principes quantitatifs. Sa fin est son mouvement même, sa
raison d’être l’accumulation illimitée. Sa vocation est de faire des
prolétaires avec les hommes, des marchandises (et donc de l’argent) avec la
nature et du néant avec Dieu. « On ne comprend absolument rien à la
civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration
universelle contre toute espèce de vie intérieure », Georges Bernanos.
Mais le moteur de son mouvement
est aussi la cause de sa déchéance. L’image de la bicyclette peut encore
servir : dans un tel système, si on ne pédale pas, on tombe. Pédaler, en
l’occurrence, signifie produire toujours plus et moins cher. La pédale s’appelle
« gain de productivité ». Or, pour produire toujours plus et moins
cher, il faut soit indexer les salaires et le temps de travail sur la
concurrence, soit remplacer les hommes par des machines, soit faire les deux en
même temps. Sachant que la baisse des salaires et le temps de travail sont tous
deux limités par les capacités de subsistance des travailleurs, la logique
interne du système pousse à la surenchère technologique et donc à la
suppression du travail humain. Cependant, les machines ne produisant aucune
richesse supplémentaire par elles-mêmes, le volume global de valeur ne peut que
s’effondrer inexorablement avec le nombre des travailleurs réellement productifs.
Ainsi obtenons-nous le paradoxe suivant : le prolétariage crée en même
qu’il les détruit les prolétaires, ces producteurs de valeur (d’argent), qui
n’auront vu le jour que pour produire et à qui on enlève les moyens de cette
production. Le système, en vérité, dépouille les hommes de tout ce qui n’est
pas force de travail pure, tout en leur ôtant petit à petit toute possibilité
de l’utiliser.
Dans un tel pandémonium, que
veulent donc conserver les conservateurs, et faire progresser les progressistes
? S’agit-il d’arrêter cette machine à un point donné de son évolution, que ce
point s’appelle De Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Robespierre ? S’agit-il
de payer en monnaie de singe ce qui ne peut plus être racheté, à savoir
l’institutionnalité humaine ? Comment arrêter une machine sans cesser de
l’alimenter ? Et comment payer quoi que ce soit avec autre chose que la
monnaie en vigueur ?
Ce que nous apprend ce détour par
les fondements de l’économie prolétariste, c’est qu’il ne saurait y avoir de
salut au sein d’un quelconque salariat. Le salariat, alpha et oméga du système,
est le nom du carrefour analytique que doivent impérativement atteindrent les
athéniens du refus, s’ils veulent tenter véritablement de comprendre quelque
chose.
Loin d’envisager le problème sous
cet angle, la gauche et la droite les plus radicales s’écharpent au contraire
pour savoir qui défendra le mieux le salariat, c’est-à-dire pour savoir en
réalité qui s’agenouillera avec le plus de ferveur devant l’idole d’un système
qu’ils disent refuser.
Heureusement, ou malheureusement,
le système lui-même se charge de sa disparition, sans qu’il ait besoin d’aucune
opposition de façade, aussi radicale fût-elle. Sa financiarisation même,
dénoncée partout à grands cris, ressemble fort à un baroud d’honneur. Si la
valorisation industrielle agonise effectivement, comme prévu par la théorie
marxienne (baisse tendancielle du taux général de profit), reste seulement
à la classe possédante les domaines variés de la spéculation pour tenter de se « refaire »,
sans plus aucune contrepartie réelle cependant. La financiarisation, en ce
sens, s’apparente à une lévitation désespérée du système. Désespérée, parce que
cette machinerie ne peut échapper longtemps à la loi de gravitation. Sa brutale
retombée sur la terre productive est donc aussi prévisible que celle d’une
fusée ayant perdu sa force de propulsion. Et depuis une quarantaine d’année, on
assiste en effet à une sorte de ruée vers le sapin. La tombe du système se
creuse, tandis que la spéculation sur le bois des cercueils bat son plein. Sautant
de bulle en bulle, tentant de gonfler toujours plus la dernière après que les
autres ont éclaté, les apprentis sorciers de la finance s’ébaudissent devant
leurs propres exploits, gagés pourtant sur la vie de leurs « semblables »,
dans la mesure où sont désormais déclarés systémiques, et donc intouchables,
les structures maffieuses de leur casino. A la bulle Internet succédera la
bulle immobilière, puis la bulle des actifs en général, puis celle des dettes
publiques, qui finira elle aussi par éclater joyeusement à la surface de nos
illusions.
N’oublions pas nonobstant qu’il ne
s’agit, là aussi, que de la conséquence logique d’un processus cohérent et
global. Si la spéculation en est arrivée à ce stade, c’est qu’il n’y avait pas
d’autre solution à l’intérieur du système. Son enflure démoniaque, comme une
mousse létale en extension, doit trouver une issue, quelle qu’elle soit. Comprenons
bien que la valorisation, son mouvement intrinsèque, ne peut s’arrêter
longtemps, sous peine de ruine. Il lui faut toujours augmenter la quantité de
valeur et donc passer si nécessaire de la valeur fondée sur le réel à une
valeur fondée sur le néant, ou sur la pure confiance. Je t’achète cela qui ne vaut
rien parce que je sais que tu m’achèteras en retour ceci qui ne vaut pas
davantage. C’est comme si on voulait éviter la noyade en s’attachant une pierre
au cou.
Les gens du groupe Pièces et Main
d’Oeuvre, qui luttent depuis plus de dix ans contre la technofolie galopante
dans les environs de Grenoble, notre Sili(conne)Valley à nous, sont les seuls à
être un peu cohérent parmi les dissidents, pointant la technologie actuelle comme
ennemie du genre humain, quels que soient les supposés bienfaits qu’elle amène accessoirement.
Le christianisme, comme les
autres religions, pourraient aussi devenir support critique et point d’appui d’une
nouvelle alliance de l’homme avec lui-même. Mais il faudrait pour cela qu’il
s’émancipe de sa propre glose et qu’il trouve dans l’exemple nazaréen la force
de révolte nécessaire contre les jouets modernes, qu’ils soient matériels ou
spirituels. Qu’il cesse en somme de faire alliance avec l’existant comme si le
diable n’y était pour rien. A se concentrer sur les effets de moeurs, en
suivant la direction que lui désigne l’index du marketing légiférant, il manque
la cause du mal intrinsèque. Entre le Léviathan et Jésus, il a choisi le
Léviathan. Car on ne peut servir deux maîtres à la fois.
La gauche et la droite radicales
ont donc pour vocation aujourd’hui d’empêcher l’émergence de toute nouvelle critique
un peu globale en captant l’énergie sociale de la révolte. Ce clivage,
désormais, se dresse devant nous comme le premier rempart du système.
Pour trouver la liberté, le rêve
d’un prolétarisme sain, passé ou futur, doit être aboli. Le prolétarisme n’est
rien d’autre qu’une maladie de civilisation. De son intérieur en décomposition
naîtra, ou pas, une nouvelle forme. Et à l’intérieure de cette forme nouvelle, aucune
place, soyez-en sûrs, ne sera faite au salariat.
Mais j’ai l’air de mettre dans le
même sac la gauche et la droite. Je m’empresse de corriger cette impression. La
gauche est beaucoup plus incohérente que la droite, et c’est ce qui jouera
toujours en sa défaveur. Car la droite, même si elle déplore des conséquences
dont la cause la dépasse, ne doute pas au fond de la « naturalité »
du système, œuvre de Dieu, et ne prétend pas sortir du cadre prolétariste. Son
propos est de faire marcher droit au milieu du chaos. Elle alimente certes
chaque jour ce chaos qu’elle redoute, en lui trouvant des causes externes, mais
elle préconise l’ordre et le retour éternel à la séquence d’avant, au stade
précédent. Toute chose que chacun peut comprendre et souhaiter lorsqu’il
assiste impuissant à la révolution prolétariste permanente, détruisant chaque
matin les acquis de la veille avec une désinvolture toute diabolique. Comment
ne pas avoir la nostalgie de l’enfance, du képi, de l’uniforme viril de papa,
de la grande silhouette du Général, d’une époque où la France savait encore
dire non, quand tout s’emballe et s’accélère, et paraît hors de contrôle ?
Tandis que la gauche proclame à
tous vents sa volonté de rupture, de changement. L’avenir seul la satisfait.
Avancer, toujours, voilà son credo. Vers quoi ? L’égalité, la fraternité,
la liberté, les droits de l’homme, le Progrès. Pour les plus radicaux : la
propriété collective et le régime sans classes. La propriété collective de
quoi ? De la machine à faire des prolétaires. L’égalité, la fraternité, la
liberté de qui ? Des prolétaires. Son idéal en somme se réduirait à une
généralisation du salariat. Que de mots gigantesques, alors, pour une si petite
souri !
Et voilà la ruse finale du
prolétarisme ! Faire en sorte que ses ennemies mêmes expriment ses injonctions
souterraines les plus péremptoires. Faire de son opposant le plus irréductible
un parfait symbiote, semblable à ces êtres vivants qui transportent sans le savoir
le bagage vital d’une autre espèce, pareil à ces oiseaux qui couvent avec les
leur, sans s’en douter, les œufs d’un autre ; faire de ses adversaires des
porte-voix, voilà en dernier ressort le talent le plus sublime de notre monde à
l’envers. La gauche s’y prête merveilleusement depuis toujours. C’est en cela
qu’elle est une impasse aussi close qu’est clos le chemin de la droite.
Dans ces conditions, le populisme,
tant décrié actuellement, ne serait-il pas l'expression du sûr instinct du peuple ne se
laissant pas prendre avec le vinaigre du progrès et rejoignant le
giron faussement protecteur du passé ? Une impasse pour une autre, certes,
mais inévitable, faute de proposition nouvelle. La bêtise du peuple, quoiqu’on
dise, serait alors beaucoup moins bête que celle de nos prétendues élites, qui
elles se précipitent aveuglément vers l’avenir en carton-pâte, comme les
moutons de Panurge plongeaient l'un après l'autre dans l’abîme.
Adrien Royo