mercredi 29 mai 2013

La double impasse


Gauche-droite (radicale ou pas) : la double impasse.

Le prolétariage (je préfère ce mot à capitalisme ; voir plus loin dans ce blog) est un système cohérent quoique imbu de contradictions. On ne peut le diviser à son gré, l’aborder par petits bouts, le corriger partiellement. Former en trois étapes successives au cours du dernier millénaire, 12e-13e siècle pour sa dogmatique générale, 15e-16e pour son montage économique, et 18e-19e pour sa clôture institutionnelle, rien ne saurait l’atteindre qui ne soit une critique globale prenant sa totalité en compte d’un point de vue à la fois moral, matériel, mythographique et politique. Or, aucune critique de ce genre n’a encore vu le jour, malgré la tentative marxienne.

A ceux qui déplorent les effets dévastateurs d’un tel système, s’offrent depuis deux siècles deux perspectives complémentaires et aveugles : le progressisme et le conservatisme, la gauche et la droite. Aujourd’hui encore, malgré les dénégations, un militantisme puéril autant qu’universel cristallise la situation horizontalement, excluant toute appréhension verticale. Progressiste ou conservateur, chacun est tenu de choisir son camp. « There is no alternative ». Si on n’est pas dans l’un, on est dans l’autre.

Qu’est-ce qu’un conservateur ? Quelqu’un qui veut geler le mouvement incompris. Qu’est-ce qu’un progressiste ? Quelqu’un qui n’entend pas le mouvement qu’il accompagne. Leur point commun ? Choisir les conséquences qui les dérangent pour fonder leur contestation en s’aveuglant sur les causes. Le conservateur déplorera la disparition de ses repères institutionnels, le progressiste, la dégradation de ses conditions d’existence ; l’un en appellera par exemple au retour de la famille en acceptant les richesses, l’autre au partage de ces mêmes richesses en acceptant la disparition de la famille. Jusqu’au bout, opiniâtrement, ils s’entrégorgeront pour conserver le droit de s’entrégorger, refusant en détail tout ce qu’ils acceptent en bloc.

Le prolétariage est une totalité. Une totalité contradictoire, mais une totalité quand même. Ses valeurs sont comptables et ses principes quantitatifs. Sa fin est son mouvement même, sa raison d’être l’accumulation illimitée. Sa vocation est de faire des prolétaires avec les hommes, des marchandises (et donc de l’argent) avec la nature et du néant avec Dieu. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspira­tion universelle contre toute espèce de vie intérieure », Georges Bernanos.

Mais le moteur de son mouvement est aussi la cause de sa déchéance. L’image de la bicyclette peut encore servir : dans un tel système, si on ne pédale pas, on tombe. Pédaler, en l’occurrence, signifie produire toujours plus et moins cher. La pédale s’appelle « gain de productivité ». Or, pour produire toujours plus et moins cher, il faut soit indexer les salaires et le temps de travail sur la concurrence, soit remplacer les hommes par des machines, soit faire les deux en même temps. Sachant que la baisse des salaires et le temps de travail sont tous deux limités par les capacités de subsistance des travailleurs, la logique interne du système pousse à la surenchère technologique et donc à la suppression du travail humain. Cependant, les machines ne produisant aucune richesse supplémentaire par elles-mêmes, le volume global de valeur ne peut que s’effondrer inexorablement avec le nombre des travailleurs réellement productifs. Ainsi obtenons-nous le paradoxe suivant : le prolétariage crée en même qu’il les détruit les prolétaires, ces producteurs de valeur (d’argent), qui n’auront vu le jour que pour produire et à qui on enlève les moyens de cette production. Le système, en vérité, dépouille les hommes de tout ce qui n’est pas force de travail pure, tout en leur ôtant petit à petit toute possibilité de l’utiliser.

Dans un tel pandémonium, que veulent donc conserver les conservateurs, et faire progresser les progressistes ? S’agit-il d’arrêter cette machine à un point donné de son évolution, que ce point s’appelle De Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Robespierre ? S’agit-il de payer en monnaie de singe ce qui ne peut plus être racheté, à savoir l’institutionnalité humaine ? Comment arrêter une machine sans cesser de l’alimenter ? Et comment payer quoi que ce soit avec autre chose que la monnaie en vigueur ?

Ce que nous apprend ce détour par les fondements de l’économie prolétariste, c’est qu’il ne saurait y avoir de salut au sein d’un quelconque salariat. Le salariat, alpha et oméga du système, est le nom du carrefour analytique que doivent impérativement atteindrent les athéniens du refus, s’ils veulent tenter véritablement de comprendre quelque chose.

Loin d’envisager le problème sous cet angle, la gauche et la droite les plus radicales s’écharpent au contraire pour savoir qui défendra le mieux le salariat, c’est-à-dire pour savoir en réalité qui s’agenouillera avec le plus de ferveur devant l’idole d’un système qu’ils disent refuser.

Heureusement, ou malheureusement, le système lui-même se charge de sa disparition, sans qu’il ait besoin d’aucune opposition de façade, aussi radicale fût-elle. Sa financiarisation même, dénoncée partout à grands cris, ressemble fort à un baroud d’honneur. Si la valorisation industrielle agonise effectivement, comme prévu par la théorie marxienne (baisse tendancielle du taux général de profit), reste seulement à la classe possédante les domaines variés de la spéculation pour tenter de se « refaire », sans plus aucune contrepartie réelle cependant. La financiarisation, en ce sens, s’apparente à une lévitation désespérée du système. Désespérée, parce que cette machinerie ne peut échapper longtemps à la loi de gravitation. Sa brutale retombée sur la terre productive est donc aussi prévisible que celle d’une fusée ayant perdu sa force de propulsion. Et depuis une quarantaine d’année, on assiste en effet à une sorte de ruée vers le sapin. La tombe du système se creuse, tandis que la spéculation sur le bois des cercueils bat son plein. Sautant de bulle en bulle, tentant de gonfler toujours plus la dernière après que les autres ont éclaté, les apprentis sorciers de la finance s’ébaudissent devant leurs propres exploits, gagés pourtant sur la vie de leurs « semblables », dans la mesure où sont désormais déclarés systémiques, et donc intouchables, les structures maffieuses de leur casino. A la bulle Internet succédera la bulle immobilière, puis la bulle des actifs en général, puis celle des dettes publiques, qui finira elle aussi par éclater joyeusement à la surface de nos illusions.

N’oublions pas nonobstant qu’il ne s’agit, là aussi, que de la conséquence logique d’un processus cohérent et global. Si la spéculation en est arrivée à ce stade, c’est qu’il n’y avait pas d’autre solution à l’intérieur du système. Son enflure démoniaque, comme une mousse létale en extension, doit trouver une issue, quelle qu’elle soit. Comprenons bien que la valorisation, son mouvement intrinsèque, ne peut s’arrêter longtemps, sous peine de ruine. Il lui faut toujours augmenter la quantité de valeur et donc passer si nécessaire de la valeur fondée sur le réel à une valeur fondée sur le néant, ou sur la pure confiance. Je t’achète cela qui ne vaut rien parce que je sais que tu m’achèteras en retour ceci qui ne vaut pas davantage. C’est comme si on voulait éviter la noyade en s’attachant une pierre au cou.

Les gens du groupe Pièces et Main d’Oeuvre, qui luttent depuis plus de dix ans contre la technofolie galopante dans les environs de Grenoble, notre Sili(conne)Valley à nous, sont les seuls à être un peu cohérent parmi les dissidents, pointant la technologie actuelle comme ennemie du genre humain, quels que soient les supposés bienfaits qu’elle amène accessoirement.

Le christianisme, comme les autres religions, pourraient aussi devenir support critique et point d’appui d’une nouvelle alliance de l’homme avec lui-même. Mais il faudrait pour cela qu’il s’émancipe de sa propre glose et qu’il trouve dans l’exemple nazaréen la force de révolte nécessaire contre les jouets modernes, qu’ils soient matériels ou spirituels. Qu’il cesse en somme de faire alliance avec l’existant comme si le diable n’y était pour rien. A se concentrer sur les effets de moeurs, en suivant la direction que lui désigne l’index du marketing légiférant, il manque la cause du mal intrinsèque. Entre le Léviathan et Jésus, il a choisi le Léviathan. Car on ne peut servir deux maîtres à la fois.

La gauche et la droite radicales ont donc pour vocation aujourd’hui d’empêcher l’émergence de toute nouvelle critique un peu globale en captant l’énergie sociale de la révolte. Ce clivage, désormais, se dresse devant nous comme le premier rempart du système.

Pour trouver la liberté, le rêve d’un prolétarisme sain, passé ou futur, doit être aboli. Le prolétarisme n’est rien d’autre qu’une maladie de civilisation. De son intérieur en décomposition naîtra, ou pas, une nouvelle forme. Et à l’intérieure de cette forme nouvelle, aucune place, soyez-en sûrs, ne sera faite au salariat.

Mais j’ai l’air de mettre dans le même sac la gauche et la droite. Je m’empresse de corriger cette impression. La gauche est beaucoup plus incohérente que la droite, et c’est ce qui jouera toujours en sa défaveur. Car la droite, même si elle déplore des conséquences dont la cause la dépasse, ne doute pas au fond de la « naturalité » du système, œuvre de Dieu, et ne prétend pas sortir du cadre prolétariste. Son propos est de faire marcher droit au milieu du chaos. Elle alimente certes chaque jour ce chaos qu’elle redoute, en lui trouvant des causes externes, mais elle préconise l’ordre et le retour éternel à la séquence d’avant, au stade précédent. Toute chose que chacun peut comprendre et souhaiter lorsqu’il assiste impuissant à la révolution prolétariste permanente, détruisant chaque matin les acquis de la veille avec une désinvolture toute diabolique. Comment ne pas avoir la nostalgie de l’enfance, du képi, de l’uniforme viril de papa, de la grande silhouette du Général, d’une époque où la France savait encore dire non, quand tout s’emballe et s’accélère, et paraît hors de contrôle ?

Tandis que la gauche proclame à tous vents sa volonté de rupture, de changement. L’avenir seul la satisfait. Avancer, toujours, voilà son credo. Vers quoi ? L’égalité, la fraternité, la liberté, les droits de l’homme, le Progrès. Pour les plus radicaux : la propriété collective et le régime sans classes. La propriété collective de quoi ? De la machine à faire des prolétaires. L’égalité, la fraternité, la liberté de qui ? Des prolétaires. Son idéal en somme se réduirait à une généralisation du salariat. Que de mots gigantesques, alors, pour une si petite souri !

Et voilà la ruse finale du prolétarisme ! Faire en sorte que ses ennemies mêmes expriment ses injonctions souterraines les plus péremptoires. Faire de son opposant le plus irréductible un parfait symbiote, semblable à ces êtres vivants qui transportent sans le savoir le bagage vital d’une autre espèce, pareil à ces oiseaux qui couvent avec les leur, sans s’en douter, les œufs d’un autre ; faire de ses adversaires des porte-voix, voilà en dernier ressort le talent le plus sublime de notre monde à l’envers. La gauche s’y prête merveilleusement depuis toujours. C’est en cela qu’elle est une impasse aussi close qu’est clos le chemin de la droite.

Dans ces conditions, le populisme, tant décrié actuellement, ne serait-il pas l'expression du sûr instinct du peuple ne se laissant pas prendre avec le vinaigre du progrès et rejoignant le giron faussement protecteur du passé ? Une impasse pour une autre, certes, mais inévitable, faute de proposition nouvelle. La bêtise du peuple, quoiqu’on dise, serait alors beaucoup moins bête que celle de nos prétendues élites, qui elles se précipitent aveuglément vers l’avenir en carton-pâte, comme les moutons de Panurge plongeaient l'un après l'autre dans l’abîme.

Adrien Royo

mercredi 1 mai 2013

Dans quel Etat j'erre !



L’État est donc au centre des questions. État versus marchés, État versus lobbies, État versus communautés, etc. L'État serait pour les uns la victime des élites financières internationales apatrides, pour les autres le vecteur de toutes les injustices et de tous les préjudices moraux.

Quoi qu’il en soit l’État est d’abord une production. Je veux dire qu’il a une histoire ; l’histoire de l’institution, au sens que donne Pierre Legendre à ce mot, dispositif de transmission des codes de fabrication du sujet, des codes généalogiques. Car il ne suffit pas de secouer les gênes biologiques pour fabriquer de l’humain, il faut aussi et surtout, puisqu’il s’agit d’un être parlant, mitonner (mythonner peut-être) de la Loi, de la légalité généalogique, des rapports de langage, des entre-dits, dirait Lacan.

En ce sens, tout État est théocratique, ou mythocratique. Il s’appuie sur le vide et le manque, et donc sur des absolus imaginaires, ou sur des imaginations d’absolu.

Il y a le code génétique d’un côté et le code généalogique de l’autre. Le mélange des deux, forme un être pleinement humain. C’est ce que j’appelle dans mon jargon, naissance au corps social, et que Freud et Lacan appellent rupture ou castration symbolique. Le code génétique est le support des caractères biologiques, le code généalogiques ou symbolique est le support des caractères sociaux propres à l’espèce humaine, parlante, et, par suite, tissée d’inconscient.

L’État est l’un des outils de cette transmission.

Envisagé sous cet angle, il ne peut être sérieusement question de s’en débarrasser comme on se débarrasserait d’un costume ou d’un uniforme. S’il n’est pas déjà vidé de sa substance mythologique, devenu obsolète, nul n’en peut venir à bout.

Or une opération de phagocytage intensif ou de siphonnage du flux sotériologique, a justement été engagée. Cette opération, certains la nomme capitalisme. Moi, je préfère prolétariage, ou cynisme addictif ou relativisme nihiliste.

Rongé de l’intérieur par un dispositif pathologique auto-immune, l’État est en train de perdre petit à petit toute l’énergie de sa fonction, suscitant les conditions de sa propre disparition.

Je ne veux donc pas supprimer l’État en tant que pouvoir, mais ce pouvoir là en tant que caduc. Obsolescence aussi programmée d’ailleurs que celle des pacotilles marchandes dont il devient l’otage, et qui font de lui une pacotille idéologique.

En Europe, L’État christiano-romano-monarchiste, puis christiano-romano-républicain, s’est construit sur la base d’une féodalité militaro-agricole. Aujourd’hui, celui-ci disparaît sous les coups d’une néo-féodalité industrielle et financière qui bricole un code généalogique qu’elle voudrait dans le même temps nier. Fantasme de toute-puissance.

Ce code ne pouvant disparaître sans que disparaissent avec lui les derniers vestiges d’une humanité résiduelle, le néo-féodalisme essaie de le cacher sous un tapis d’argent en attendant l’aboutissement de ses expériences transhumanistes. Tranhumanisme qui n’est rien d’autre que l’expérience d’une robotisation universelle. L’avenir n’étant pas à l’humanisation des machines, mais plutôt, à la robotisation des humains. C’est pourquoi le véritable enjeu de cette crise de civilisation, n’est pas État ou non-État, mais humain ou non-humain.

Cependant, si l’État crève de l’intérieur, par accès d’une pathologie appelée capitalisme ou industrialisme, ce n’est évidemment pas seulement en le réindustrialisant qu’il guérira. A moins que l’on ne préconise une réindustrialisation homéopathique. De même, si l’être humain est en grave danger de désymbolisation, livrant le corps entier à la folie et au suicide, ce n’est pas en supprimant les supports de cette symbolisation qu’il survivra. Ainsi, les étatistes nationaux ou internationaux, comme les anti-étatistes sans maître ni Dieu, empruntent une route commune lorsqu’ils croient pour les uns à l’État sans histoire, et pour les autres à l’histoire sans symbole. Car l’histoire européenne moderne est justement l’histoire d’une désymbolisation passant par des États désubstantialisés. Or, on ne resubstantialise rien en cette matière sans atteindre le magma symbolisateur incandescent. Qui n’accepte pas de descendre à ces distances souterraines, chtoniennes, ne peut prétendre à rien d’autre qu’à la cosmétique.

La tentation est grande de vouloir arrêter le flux historique à un instant donné, rétrospectivement mieux assorti à nos attentes, un instant passé et donc supposément connu. Tout comme la tentation inverse, consistant à se précipiter aveuglément vers un avenir forcément radieux puisque nouveau. Mais la tentation la mieux partagée est encore celle qui voudrait éterniser le présent sur la foi d’un « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Présent qui n’existe pas, puisqu’il est toujours déjà passé quand on le comprend, et qui surtout, contaminé par le Grand Passé, contient en germe d’effrayants possibles.

Quoi qu’on fasse, le flux ne s’arrête pas, quoi qu’on fasse, la Loi nous institue, quoi qu’on fasse, l’histoire nous passe par le corps.

Mais si l’histoire ne s’arrête pas, nous pouvons infléchir son cours, si le passé nous hante nous pouvons l’exorciser, et si la Loi nous construit, nous pouvons essayer de la comprendre. Tout ceci à la condition de respecter une seule consigne : ne jamais oublier l’ombre du mystère à midi.

Ce qu’on appelle le capitalisme n’est pas un état ou une série d’états indépendants les uns des autres, il est un mouvement, un mouvement autodestructeur qui plus est. Et l’énergie de ce mouvement ne s’éteint pas avec mon seul désir de la voir s’éteindre. Si je voulais revenir à un moment antérieur de ce mouvement, quel qu’il soit, je trouverais le contre-courant fort énervant. Si je me précipitais vers le futur radieux en pensant tout inventer, j’assisterais au retour du Grand Passé avant même d’avoir franchi le pas de la première porte. Quant à rester immobile, je peux toujours courir.

Et ce n’est pas une protestation d’impuissance. Je conserve mon libre-arbitre, mais dans le cadre naturel d’un corps parlant.

Je ne méconnais pas non plus les forces agissantes et incarnées d’ici bas, les hommes qui tirent les ficelles ou qui croient les tirer. Que ça intéresse beaucoup en tout cas de le croire. Mais je méconnais encore moins les structures profondes qu’ils méprisent et dont ils sont les jouets.  

Alors, quoi ? Comprendre un minimum de la Loi du Corps et du corps de la Loi, avant de se lancer dans l’inconnu, appuyé à l’épaule du mystère. 


Adrien Royo