lundi 8 avril 2013

Apostasie politique



Ainsi donc, la superstructure politico-étatique française se délite inexorablement. Les affaires succèdent aux affaires et les mauvaises nouvelles aux mauvaises nouvelles. Le cours de l’histoire s’accélère. Le chômage s’aggrave, la récession menace, la pauvreté s’étend, la crise n’en finit pas, les frustrations s’accentuent et l’insatisfaction perdure. Le gouvernement « normal » du redressement productif, de l’apaisement et de la concertation, n’enflammant guère pourtant, se transforme en torche vivante. Qu’il approche de la paille du ras le bol général, et nous aurons un bel incendie.

Que ceux, néanmoins, qui attendent avec impatience une désagrégation par le haut ne se réjouissent pas trop vite. Ce qu’il est convenu d’appeler « le système » a encore de beaux jours devant lui. Son dispositif à double enceinte fonctionnant toujours à merveille malgré les expériences catastrophiques du siècle dernier.

Pour contrecarrer les velléités révolutionnaires, l’ordre politico-économique se sert dans un premier temps d’un appareil classiquement « démocratique » opposant en une guerre factice deux entités jumelles qui se partagent le pouvoir en alternance. Par la grâce d’élections carnavalesques, où le cynisme le dispute à la démagogie, le personnel de maison change de livrée. Du rose triste il passe au bleu délavé, par exemple, ou bien, laissant tomber le bleu soutenu, il endosse le rose-vert. Le frottement du mensonge et de la manipulation, de toute façon, usant prématurément le costume multicolore des histrions à maroquins.

Le bon peuple, quant à lui, pour peu que l’on veuille bien lui concéder un minimum de pain et de jeux, fait semblant d’y croire, ou y croit vraiment, selon son degré d’hébétude. L’hébétude étant d’ailleurs plutôt l’apanage des classes cultivées. Les classes réputées incultes ayant depuis longtemps et rationnellement cessé de voter.

La gauche et la droite « de gouvernement » s’utilisent donc mutuellement, à cette étape de la représentation, comme repoussoir pour assurer leur tour de figuration. En surjouant leurs différences de détail sur la scène médiatique, elles ont tout loisir de s’arranger sur l’essentiel en coulisse.

Mais il arrive parfois que le spectacle échoue. Soit que les comédiens sont mauvais, soit que l’intrigue ennuie par sa répétition ou son inanité, soit que des circonstances extérieures viennent malencontreusement arracher les masques ; le spectateur n’y croit plus.

C’est alors qu’une deuxième vague de marionnettes à fil renverse le décor et se jettent sur la scène. Divisée comme la précédente en deux équipes antagonistes et néanmoins complémentaires, on ne change pas une formule qui gagne, elle est chargée d’assurer la transition entre le médiocre et le minable. Se décalant d’un cran vers l’extérieur, centrifugé, le jeu « anti » politique reprend avec plus d’exaltation mais autant de mensonges. La gauche « radicale » affronte la droite « extrême ». En une passe d’arme aussi brutale que désespérée, se joue alors la comédie de la révolution, nationale ou internationale, qui n’a pour fonction que d’épuiser les forces réellement contestataires et de régénérer l’ordre du pire.

Une expression désigne assez bien les acteurs de ce deuxième tableau. Cette expression, c’est « idiots utiles ». Les idiots utiles s’entr’égorgent pendant que du haut de la pyramide, leurs patrons invisibles assistent au spectacle en attendant l’issue. D’où vient l’argent ? Voilà la question qu’il faut toujours poser en cette occurrence comme en toutes.

Dans le rôle de ces idiots utiles, voici aujourd’hui les caciques du Front National et du Front de Gauche. Front contre Front, que la machine s’amuse !

Tout est verrouillé depuis longtemps ; la scène est prête ; on n’attend que l’occasion qui fait le larron, ou le dindon de la farce. Deuxième écran de fumée quand le premier s’est par trop dissipé, deuxième rempart du capital lorsque l’autre a été percé, l’empoignade des subalternes peut recommencée sur un air nouveau qui fait croire au changement.

On votera en masse à la prochaine mascarade pour élire l’un ou l’autre des laquais, plutôt l’un que l’autre d’ailleurs, en pensant avoir accompli le geste d’ultime dissidence. Grand coup de balais ! Quelle audace ! Les commentateurs feront semblant de s’étonner et retourneront leur veste. Les populistes au pouvoir ! Pensez donc ! Et alors ? Et alors rien, la machine continuera de fonctionner toute seule avec d’autres mécaniciens pour la faire tourner. Plus ou moins autoritaires, plus ou moins égalitaires ; mécaniciens avant tout, esclaves d’une machine qu’ils ne comprendront pas mais dont ils respecteront scrupuleusement les consignes tacites.  

La population sera-t-elle assez stupide pour entrer prochainement dans cette danse de Saint Guy obligatoire ? Je pense que oui, rien n’ayant été fait pour anticiper l’ornière.

Comment ne pas voir aujourd’hui, pourtant, après deux siècles d’échecs répétés, la parfaite insanité de ces clivages présentés comme intangibles et définitifs ? Gauche-droite ; national-international ; étatisme-libéralisme ; etc. Alors que le clivage essentiel est sans doute autonomie-hétéronomie. La question étant de savoir combien de temps encore une relative autonomie individuelle tiendra face à la techno-structure. Techno-structure qu’aucun des opposants traditionnels au système ne remet sérieusement en cause. Techno-structure qui commence par l’échange marchand et qui finit par le brevetage du vivant et la biologie de synthèse.

Qu’il soit de gauche ou de droite, c’est l’Etat qui pose problème, en tant qu’organisation structurelle de la domination, et avec lui le salariat, en tant que produit de cette même domination. Ce n’est donc pas une victoire dans la gestion de l’Etat qui compte, mais l’affranchissement des individus. Et cet affranchissement ne peut venir que de l’exercice d’une démocratie véritable, c’est-à-dire non représentative et non-partisane, où les sociêtres que nous sommes se saisissent un à un de la chose publique pour la modeler selon leur propre volonté collective et autonome, exprimée sans intermédiaires, et ce quel que soit le périmètre culturel considéré : pays, région, commune, continent.

J’appelle donc mes concitoyens à ne pas entrer dans la danse, à se retirer du jeu, à déserter l’armée protéiforme du luxe misérable, de l’asservissement humain par stimulation pulsionnelle, à s’éloigner des Pavlov en cessant de baver sur commande, et à objecter de leur humanité spirituelle face à l’ordre mécanique de l’humanité matérielle.

J’appelle mes concitoyens à s’organiser en micro-sociétés autonomes, politiques au sens noble du terme, c’est-à-dire non partisanes. Ce qui ne consiste pas à nier les conflits, mais à les dépasser dans une volonté générale directement exprimée, et non statistique. Cette volonté étant nécessairement la volonté des pauvres, objectivement plus nombreux que les riches. Nous avons pris l’habitude d’identifier richesse matérielle et bonheur, richesse et vérité, richesse et beauté, richesse et bien, richesse et santé. Ceci est faux. Ce beau, ce bien, ce vrai, n’est rien d’autre que le beau, le vrai, le bien de la richesse elle-même, nécessitant la pauvreté comme antithèse constitutive. Non seulement la richesse ne fait pas le bonheur, mais elle fabrique la pauvreté.

J’appelle mes concitoyens à adopter le cas échéant des constitutions draconiennes établissant les règles de contrôle d’un pouvoir quelconque sur les principes du mandat court, résiliable à tout moment et non renouvelable, faisant de l’exercice de ce pouvoir un réel service public. Voir les propositions d’Etienne Chouard sur le tirage au sort et la vraie démocratie.

J’appelle mes concitoyens à refuser la guerre avec adversaires désignés d’office sur un terrain décidé d’avance. Le vrai combat est celui de l’émancipation individuelle par construction d’un corps social adapté. J’appelle à refuser les fausses alternatives. Fas-antifas, etc. Le vrai ennemi n’est ni l’étranger, ni le musulman, ni le juif, ni le frontiste, ni le communiste, ni le « fa » ou supposé tel, ni le chrétien, mais le commanditaire de toutes les exactions, celui à qui profite tout crime.

J’appelle aussi mes concitoyens à voir le monstre en face, et d’abord en eux-mêmes.

Sans consommateurs politiques, plus de marché politique. Cessons de consommer de la politique dégradée comme on cesse de consommer de la nourriture frelatée. Halte à la politique de synthèse !

Il n’y a pas d’autre révolution que spirituelle, et pas d’autre spiritualité que sociale. Ce n’est pas parce que le christianisme institutionnel est sorti du ventre de l’Empire Romain que le christianisme existentiel a définitivement perdu son potentiel révolutionnaire. J’en veux pour preuve les incessantes réactualisations de ce potentiel à travers les âges, y compris dans le communisme. L’Eglise romaine, en ce sens, peut être définie comme anti-chrétienne, de même que l’Eglise réformée. Distinguons bien entre Eglise et chrétienté ; ce n’est pas la même chose. Tout chrétien véritable est un hérétique et un apostat, et doit d’abord rejeter l’Eglise pour gagner l’amour. L’amour est à ce prix, c’est le message du Christ.

De même, toute politique véritable doit d’abord rejeter la politique spectaculaire, et de ce fait commence aussi par une apostasie.

C’est ainsi que peuvent se rejoindre dans l’amour du frère, l’apostat politique et l’apostat religieux, pour fabriquer ensemble un corps social qui convienne à tout individu réellement libre.

Adrien Royo