Ainsi donc, la superstructure politico-étatique
française se délite inexorablement. Les affaires succèdent aux affaires et les
mauvaises nouvelles aux mauvaises nouvelles. Le cours de l’histoire s’accélère.
Le chômage s’aggrave, la récession menace, la pauvreté s’étend, la crise n’en
finit pas, les frustrations s’accentuent et l’insatisfaction perdure. Le
gouvernement « normal » du redressement productif, de l’apaisement et
de la concertation, n’enflammant guère pourtant, se transforme en torche
vivante. Qu’il approche de la paille du ras le bol général, et nous aurons un
bel incendie.
Que ceux, néanmoins, qui
attendent avec impatience une désagrégation par le haut ne se réjouissent pas
trop vite. Ce qu’il est convenu d’appeler « le système » a encore de beaux
jours devant lui. Son dispositif à double enceinte fonctionnant toujours à
merveille malgré les expériences catastrophiques du siècle dernier.
Pour contrecarrer les velléités
révolutionnaires, l’ordre politico-économique se sert dans un premier temps d’un
appareil classiquement « démocratique » opposant en une guerre
factice deux entités jumelles qui se partagent le pouvoir en alternance. Par la
grâce d’élections carnavalesques, où le cynisme le dispute à la démagogie, le
personnel de maison change de livrée. Du rose triste il passe au bleu délavé, par
exemple, ou bien, laissant tomber le bleu soutenu, il endosse le rose-vert. Le
frottement du mensonge et de la manipulation, de toute façon, usant prématurément
le costume multicolore des histrions à maroquins.
Le bon peuple, quant à lui, pour
peu que l’on veuille bien lui concéder un minimum de pain et de jeux, fait
semblant d’y croire, ou y croit vraiment, selon son degré d’hébétude.
L’hébétude étant d’ailleurs plutôt l’apanage des classes cultivées. Les classes
réputées incultes ayant depuis longtemps et rationnellement cessé de voter.
La gauche et la droite « de
gouvernement » s’utilisent donc mutuellement, à cette étape de la
représentation, comme repoussoir pour assurer leur tour de figuration. En
surjouant leurs différences de détail sur la scène médiatique, elles ont tout
loisir de s’arranger sur l’essentiel en coulisse.
Mais il arrive parfois que le
spectacle échoue. Soit que les comédiens sont mauvais, soit que l’intrigue
ennuie par sa répétition ou son inanité, soit que des circonstances extérieures
viennent malencontreusement arracher les masques ; le spectateur n’y croit
plus.
C’est alors qu’une deuxième vague
de marionnettes à fil renverse le décor et se jettent sur la scène. Divisée
comme la précédente en deux équipes antagonistes et néanmoins complémentaires, on
ne change pas une formule qui gagne, elle est chargée d’assurer la transition
entre le médiocre et le minable. Se décalant d’un cran vers l’extérieur, centrifugé,
le jeu « anti » politique reprend avec plus d’exaltation mais autant de
mensonges. La gauche « radicale » affronte la droite
« extrême ». En une passe d’arme aussi brutale que désespérée, se
joue alors la comédie de la révolution, nationale ou internationale, qui n’a
pour fonction que d’épuiser les forces réellement contestataires et de régénérer
l’ordre du pire.
Une expression désigne assez bien
les acteurs de ce deuxième tableau. Cette expression, c’est « idiots
utiles ». Les idiots utiles s’entr’égorgent pendant que du haut de la
pyramide, leurs patrons invisibles assistent au spectacle en attendant l’issue.
D’où vient l’argent ? Voilà la question qu’il faut toujours poser en cette
occurrence comme en toutes.
Dans le rôle de ces idiots
utiles, voici aujourd’hui les caciques du Front National et du Front de Gauche.
Front contre Front, que la machine s’amuse !
Tout est verrouillé depuis
longtemps ; la scène est prête ; on n’attend que l’occasion qui fait
le larron, ou le dindon de la farce. Deuxième écran de fumée quand le premier s’est
par trop dissipé, deuxième rempart du capital lorsque l’autre a été percé, l’empoignade
des subalternes peut recommencée sur un air nouveau qui fait croire au
changement.
On votera en masse à la prochaine
mascarade pour élire l’un ou l’autre des laquais, plutôt l’un que l’autre
d’ailleurs, en pensant avoir accompli le geste d’ultime dissidence. Grand coup
de balais ! Quelle audace ! Les commentateurs feront semblant de s’étonner
et retourneront leur veste. Les populistes au pouvoir ! Pensez donc !
Et alors ? Et alors rien, la machine continuera de fonctionner toute seule
avec d’autres mécaniciens pour la faire tourner. Plus ou moins autoritaires,
plus ou moins égalitaires ; mécaniciens avant tout, esclaves d’une machine
qu’ils ne comprendront pas mais dont ils respecteront scrupuleusement les
consignes tacites.
La population sera-t-elle assez stupide
pour entrer prochainement dans cette danse de Saint Guy obligatoire ? Je
pense que oui, rien n’ayant été fait pour anticiper l’ornière.
Comment ne pas voir aujourd’hui, pourtant,
après deux siècles d’échecs répétés, la parfaite insanité de ces clivages
présentés comme intangibles et définitifs ? Gauche-droite ;
national-international ; étatisme-libéralisme ; etc. Alors que le
clivage essentiel est sans doute autonomie-hétéronomie. La question étant de
savoir combien de temps encore une relative autonomie individuelle tiendra face
à la techno-structure. Techno-structure qu’aucun des opposants traditionnels au
système ne remet sérieusement en cause. Techno-structure qui commence par
l’échange marchand et qui finit par le brevetage du vivant et la biologie de
synthèse.
Qu’il soit de gauche ou de
droite, c’est l’Etat qui pose problème, en tant qu’organisation structurelle de
la domination, et avec lui le salariat, en tant que produit de cette même
domination. Ce n’est donc pas une victoire dans la gestion de l’Etat qui compte,
mais l’affranchissement des individus. Et cet affranchissement ne peut venir
que de l’exercice d’une démocratie véritable, c’est-à-dire non représentative
et non-partisane, où les sociêtres que nous sommes se saisissent un à un de la
chose publique pour la modeler selon leur propre volonté collective et autonome,
exprimée sans intermédiaires, et ce quel que soit le périmètre culturel
considéré : pays, région, commune, continent.
J’appelle donc mes concitoyens à
ne pas entrer dans la danse, à se retirer du jeu, à déserter l’armée
protéiforme du luxe misérable, de l’asservissement humain par stimulation
pulsionnelle, à s’éloigner des Pavlov en cessant de baver sur commande, et à
objecter de leur humanité spirituelle face à l’ordre mécanique de l’humanité
matérielle.
J’appelle mes concitoyens à
s’organiser en micro-sociétés autonomes, politiques au sens noble du terme,
c’est-à-dire non partisanes. Ce qui ne consiste pas à nier les conflits, mais à
les dépasser dans une volonté générale directement exprimée, et non
statistique. Cette volonté étant nécessairement la volonté des pauvres,
objectivement plus nombreux que les riches. Nous avons pris l’habitude
d’identifier richesse matérielle et bonheur, richesse et vérité, richesse et
beauté, richesse et bien, richesse et santé. Ceci est faux. Ce beau, ce bien, ce
vrai, n’est rien d’autre que le beau, le vrai, le bien de la richesse
elle-même, nécessitant la pauvreté comme antithèse constitutive. Non seulement
la richesse ne fait pas le bonheur, mais elle fabrique la pauvreté.
J’appelle mes concitoyens à
adopter le cas échéant des constitutions draconiennes établissant les règles de
contrôle d’un pouvoir quelconque sur les principes du mandat court, résiliable à
tout moment et non renouvelable, faisant de l’exercice de ce pouvoir un réel service
public. Voir les propositions d’Etienne Chouard sur le tirage au sort et la
vraie démocratie.
J’appelle mes concitoyens à
refuser la guerre avec adversaires désignés d’office sur un terrain décidé
d’avance. Le vrai combat est celui de l’émancipation individuelle par
construction d’un corps social adapté. J’appelle à refuser les fausses
alternatives. Fas-antifas, etc. Le vrai ennemi n’est ni l’étranger, ni le
musulman, ni le juif, ni le frontiste, ni le communiste, ni le « fa »
ou supposé tel, ni le chrétien, mais le commanditaire de toutes les exactions,
celui à qui profite tout crime.
J’appelle aussi mes concitoyens à
voir le monstre en face, et d’abord en eux-mêmes.
Sans consommateurs politiques,
plus de marché politique. Cessons de consommer de la politique dégradée comme
on cesse de consommer de la nourriture frelatée. Halte à la politique de
synthèse !
Il n’y a pas d’autre révolution
que spirituelle, et pas d’autre spiritualité que sociale. Ce n’est pas parce
que le christianisme institutionnel est sorti du ventre de l’Empire Romain que
le christianisme existentiel a définitivement perdu son potentiel
révolutionnaire. J’en veux pour preuve les incessantes réactualisations de ce
potentiel à travers les âges, y compris dans le communisme. L’Eglise romaine,
en ce sens, peut être définie comme anti-chrétienne, de même que l’Eglise
réformée. Distinguons bien entre Eglise et chrétienté ; ce n’est pas la
même chose. Tout chrétien véritable est un hérétique et un apostat, et doit
d’abord rejeter l’Eglise pour gagner l’amour. L’amour est à ce prix, c’est le
message du Christ.
De même, toute politique
véritable doit d’abord rejeter la politique spectaculaire, et de ce fait
commence aussi par une apostasie.
Adrien Royo