samedi 9 juin 2012

Fondamentale critique

L'original ici : http://palim-psao.over-blog.fr/article-l-innocence-perdue-de-la-productivite-par-claus-peter-orlieb-89588399.html

L’Innocence perdue de la productivité
Par Claus Peter Ortlieb[1]
  
« Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. »
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 « Grundrisse »[2]
 
On nous présente régulièrement le progrès dit technique et l’augmentation constante de la productivité comme une voie censée conduire l’humanité vers le bonheur et la résolution de tous ses problèmes. Attendu que ladite productivité a doublé au cours des trois ou quatre dernières décennies, autrement dit que la même quantité de temps-travail permet de produire aujourd'hui deux fois plus de biens que dans les années 1970, il s’ensuit que nous nous sommes probablement rapprochés du paradis annoncé de quelques bonnes enjambées. Pourtant, évidemment, à l’heure où les crises économique, écologique, financière et énergétique montent simultanément en puissance, quiconque affirmerait une chose pareille se verrait immédiatement taxé de doux rêveur. Il y a donc quelque chose qui cloche dans les calculs et leurs promesses.
Où est l’erreur ? Un mot d’ordre qui revient souvent dans ce contexte nous fournit un premier élément de réponse : compétitivité. C’est d’abord et avant tout au moment de la mise en concurrence que la productivité prend toute son importance : l’entreprise jouissant de la plus grande capacité de production, en fabriquant ses produits à moindre coût et en les vendant moins cher que ses concurrents, expulse ceux-ci du marché. La région où règne la plus forte productivité peut devenir la première exportatrice mondiale tandis que les moins productives devront se contenter de regarder dépérir leur tissu industriel. De ce point de vue, il est donc évident qu’en règle générale, l’inégale augmentation des forces productives non seulement engendre des profits inégaux pour les acteurs économiques, mais ruine même nombre d’entre eux. En outre, en situation de concurrence, il apparaît clairement que ces mêmes gains de productivité, loin de conduire à une réduction du temps de travail au bénéfice de tous les travailleurs, mènent plutôt à une situation où un nombre plus restreint d’employés produisent davantage.
Mais cela ne nous dit toujours pas quels effets exerce sur l’ensemble du système capitaliste mondialisé cette augmentation de la productivité sur le long terme induite par la concurrence. Selon l'idéologie libérale du progrès, qui cite volontiers la « survie des plus adaptés » chère à Darwin ou le principe de « destruction créatrice » de Schumpeter, la dynamique compétitive constituerait le moteur des avancées techniques, certes, mais aussi sociales. Que cette idéologie ait été discréditée par la tournure des affaires du monde est en ce début du XXIème siècle — si ce n’était pas déjà le cas — un fait patent. Mais les raisons en sont peut-être moins simples à discerner, et cet article se propose de les mettre en lumière.
Productivité, valeur et richesse matérielle
On parle de gain de productivité lorsque la même quantité de temps-travail permet d’obtenir davantage de produits ou — ce qui revient au même — lorsque la même quantité de biens matériels peut être produite pour un coût de travail moindre, d’où il s’ensuit que la valeur de ces biens diminue. La productivité est ainsi le rapport d’une quantité de biens matériels par le temps-travail nécessaire à leur fabrication. Pour bien comprendre la productivité et ses transformations, il est indispensable de faire la distinction entre valeur et richesse matérielle.[3] Quand Marx écrit (dans l'extrait cité plus haut) que le capital pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse, il entend le mot richesse dans le sens de valeur, cette forme de richesse historiquement spécifique qui n'a de sens que dans une société capitaliste et représente son essence même.[4] La richesse matérielle, quant à elle, est constituée de valeurs d’usage pouvant prendre ou non la forme de marchandises. Cinq cents tables, quatre mille paires de pantalons, deux cents hectares de terre, quatorze conférences sur les nanotechnologies ou trente bombes à fragmentation représenteront ainsi de la richesse matérielle, seule l’utilité pratique du produit ou service en question entrant en considération.
Ce qui distingue le capitalisme de toute autre forme sociale est le fait qu’une forme de richesse spécifique y règne : la richesse abstraite ou valeur, qui revêt la forme de l’argent et se mesure par le temps-travail nécessaire à la production des marchandises. La richesse matérielle est un accessoire dont, certes, l'économie capitaliste ne peut se passer mais ce n'est pas son but. Celui-ci réside dans le procès de valorisation, l’accroissement démesuré de la richesse abstraite : j’investis de l’argent dans le procès de production dans la perspective de récolter au final davantage d’argent (la plus-value ou survaleur). Une activité économique qui n’aurait pas pour but, a minima, cette augmentation de richesse abstraite est une chose qui ne peut tout simplement pas exister.
Il n’y a rien d’intuitif dans cette distinction entre les deux formes de richesse. Elle ne joue aucun rôle dans les transactions quotidiennes où l’on n'évoque guère que la pure et simple « richesse ». Les critiques adressés au capitalisme se focalisent alors pour la plupart sur la question de la redistribution de la richesse. La critique marxienne de l’économie politique, en revanche, s’intéresse avant tout à cette forme précise de richesse, inédite, absurde, excessive, et du bon fonctionnement de laquelle nous avons fait en sorte que nos vies dépendent. Par malheur, ce fonctionnement se révèle, de façon lente mais régulière, de moins en moins bon, même mesuré à l’aune de ses propres critères.
La notion de productivité met l’accent sur les rapports quantitatifs entre deux formes de richesse créées lors de la production d’une marchandise. Marx souligne que, bien que déterminées à chaque instant du procès de production, elles participent d’un mouvement incessant :
« Une plus grande quantité de valeur d'usage représente en soi une plus grande richesse matérielle : deux habits en représentent plus qu'un seul. Avec deux habits, on peut habiller deux personnes, contre une seule avec un seul habit, etc. Pourtant on peut avoir une baisse de la grandeur de valeur de la richesse matérielle, alors même que la masse de celle-ci augmente. Ces mouvements contraires proviennent du caractère bifide du travail. La force productive est naturellement toujours force productive d'un travail concret, utile, […] elle ne peut évidemment plus toucher le travail dès lors qu'on fait abstraction de la forme utile concrète de celui-ci. C'est pourquoi dans les mêmes laps de temps, le même travail donne toujours la même grandeur de valeur, quelles que soient les variations de la force productive. »[5]
Il faut relire attentivement la dernière phrase si l’on veut comprendre qu’un accroissement de la productivité
 n’altère pas la valeur (mesurée en temps-travail) des biens produits au cours d’une journée de travail donnée,
 accroît, en revanche, la richesse matérielle créée au cours d'une journée de travail donnée,
 et entraîne par conséquent une diminution de la valeur de n’importe quel produit pris indépendamment.
 
Les contraintes de la création de richesse abstraite
Pour les raisons que nous avons vues, la tendance historique (empiriquement constatée) du capitalisme à une augmentation sans fin de la productivité conduit à une dévaluation de la richesse matérielle tout aussi dépourvue de terme. Par ailleurs, on peut démontrer qu’à partir d’un certain point de l’évolution du capitalisme — point que nous avons d’ores et déjà atteint et dépassé —, la contribution apportée à la survaleur sociale totale par une marchandise donnée devient de plus en plus réduite.[6]
Par cette augmentation sans fin de la force productive, le capital, dont l’unique intérêt réside dans l’accumulation maximale de survaleur, se tire une balle dans le pied puisque la dépense matérielle nécessaire à l’obtention d’une survaleur donnée augmente régulièrement. La question est : comment se fait-il que le capital agisse à l’encontre de ses propres « intérêts » ? Pour trouver la réponse, il nous faut cesser de raisonner en termes d'acteurs économiques. Ceux-ci, à travers le jeu de la concurrence (entre entreprises, entre économies régionales ou nationales), augmentent leur capital et gagnent des parts de marché, ce qui leur confère un avantage par rapport à leurs adversaires. Il en résulte ce paradoxe que les acteurs économiques qui élargissent le plus leur part du gâteau constitué par la survaleur sociale totale, sont ceux-là même qui contribuent le plus à réduire la taille du gâteau. D’où la « contradiction en procès » qu’identifia Marx il y a 160 ans, contradiction en vertu de laquelle le capital, se contentant d'obéir à sa propre logique, détruit précisément la forme de richesse qui se trouve être indispensable à son existence. Quiconque échoue à prendre une part active à l’expulsion du travail hors du procès de production est lui-même éjecté du marché.
Dans la mesure où, sous le capitalisme, l’objectif de toute activité économique consiste à obtenir une survaleur, autrement dit à faire en sorte que la somme d’argent investie dans le procès de production ait augmenté au terme de celui-ci, une économie de marché sans croissance est tout bonnement impossible, car sans perspective de croissance personne n’investirait le moindre centime. C’est ce que devraient garder à l’esprit, en particulier, tous ces gens bien intentionnés qui prônent, pour le bien de l’environnement et de l’humanité, des économies nationales fonctionnant à l’avenir avec une croissance nulle… mais qui se gardent bien d’évoquer une sortie du capitalisme.
Qu'est-ce donc qui s'accroît de façon si compulsive ? Du point de vue du capital, c’est la richesse abstraite qui doit croître, et avec elle la survaleur, qui représente, au fur et à mesure de l’accumulation capitaliste, un stock de capital toujours plus démesuré. Cependant, si la productivité augmente, cela suppose que la quantité de biens produits croisse plus vite que la survaleur. Car pour seulement maintenir la création de survaleur à un niveau constant, la production devra croître au même rythme que la productivité.
La création de richesse abstraite est ainsi astreinte à la double nécessité d’augmenter à la fois la survaleur et la productivité, ce qui en retour suppose un taux de croissance encore plus élevé en termes de richesse matérielle. Historiquement, le capitalisme a résolu le problème de sa soif immanente de croissance en se lançant dans deux gigantesques vagues d’expansion[7] :
 expansion « extérieure » à travers la conquête progressive de tous les secteurs d’activité productive préexistant au capitalisme, la conversion forcée des êtres humains à la dépendance salariale et la conquête de l’espace géographique ;
 expansion « intérieure » à travers la création de nouveaux secteurs de production (et, corrélativement, de nouveaux besoins), le développement de la consommation de masse et la pénétration du royaume « féminin » dissocié de la reproduction.[8]
Ces espaces conquis sont de nature concrète ; par suite, ils sont finis. Il était donc à prévoir que l’accroissement inconsidéré de la richesse abstraite finisse par en rencontrer les limites. Ce moment est arrivé, et les limites sont atteintes de deux façons :
 
Limites internes et externes du mode de production capitaliste
Se penchant sur la question de l’expansion du capital, Robert Kurz établit dès le milieu des années 1980 quel sera l’un des impacts de la « révolution microélectronique » :
« Les deux principales formes ou moments du processus d’expansion capitaliste se heurtent aujourd’hui à des limites concrètes absolues. La capitalisation atteignit son point de saturation dans les années 1960 ; elle a depuis lors complètement cessé d'absorber le travail vivant. A la même époque, les avancées de la recherche en microélectronique ont fait entrer la transformation du procès de travail concret dans une phase radicalement nouvelle. […] L’élimination massive du travail vivant en tant que producteur de valeur ne peut plus être contrebalancée par la production en masse de produits nouveaux "à valeur réduite", car cette production de masse n'est plus en mesure de réabsorber les travailleurs déclarés "superflus" ailleurs. Ainsi, l’équilibre entre, d’un côté, l’élimination du travail vivant via le procès de rationalisation et, de l’autre, l’absorption du travail vivant via la capitalisation ou la création de nouveaux secteurs de production, est irrémédiablement rompu : désormais, inexorablement, il y aura davantage de travail éliminé que de travail absorbé. »[9]
La reconnaissance du fait que « désormais, inexorablement, il y aura davantage de travail éliminé que de travail absorbé » repose, pour l’essentiel, sur le postulat que le capital ne sera plus en mesure de susciter suffisamment d’innovations de produits pour compenser le ralentissement de la création de valeur et de survaleur induit par les innovations de procédés. Beaucoup soutiennent le contraire, en dépit du fait que — un quart de siècle plus tard — les innovations de produits en question se fassent toujours attendre. Rappelons que nous ne parlons pas simplement de nouveaux produits accompagnés de leurs besoins afférents : les innovations tant attendues réclameraient pour assurer leur production de telles quantités de force de travail que les conséquences de la rationalisation microélectronique en seraient, au minimum, neutralisées.
Au plan concret, les limites internes de la production capitaliste se manifestent par la concentration des entreprises sous l’effet du principe de concurrence et par un chômage structurel. L’industrie automobile, dont D. H. Lampater décrit bien la situation, en fournit un parfait exemple :
« Le nœud du problème : même si les constructeurs allemands parvenaient à maintenir leur taux de ventes de véhicules au niveau actuel, la pression sur l’emploi n’en continuerait pas moins à s’accentuer avec chaque nouveau modèle. Lorsque Volkswagen cessa de fabriquer la Golf V pour passer à la Golf VI, M. Winterkorn, le PDG de la firme, annonça fièrement à l’occasion de la présentation de la nouvelle gamme que la productivité avait augmenté de 10% à l’usine de Wolfsburg et de 15% sur le site de Zwickau. Autrement dit, assembler le même nombre de voitures nécessite désormais 15% d’ouvriers en moins. Il s’ensuit que, si les ventes de Golf VI n’augmentent pas dans les mêmes proportions, les emplois sont menacés. Et le même phénomène se produit lorsque BMW, Mercedes ou Opel sortent un nouveau modèle. Pour certains modèles, on a vu la productivité bondir de 20%. »[10]
La productivité croît-elle de 15% ? Alors les ventes doivent croître en proportion si l’on veut générer les mêmes augmentations — mesurées en temps-travail — de la (sur)valeur, sans parler des profits proprement dits. Si les ventes ne suivent pas, non seulement des travailleurs sont licenciés mais, en outre, le capital investi dans l’industrie automobile, étant donné le manque à gagner en termes de (sur)valeur, n’est plus assuré de croître. Cette chute des profits menace en priorité les entreprises incapables de suivre le rythme de l’augmentation de la productivité, ce qui explique la fierté du PDG de Volkswagen qui voit l’avenir lui apparaître sous la forme d’une plus grande part de marché, voire d'une hausse des bénéfices. Toutefois, à l’échelle d’un secteur industriel entier, le gain de productivité entraîne mathématiquement l'amincissement des profits.
A côté de ces limites internes, les limites externes de la production capitaliste s’expriment à travers les limites écologiques à la croissance, lesquelles, comme le montre le fantasme d’une « économie de marché sans croissance » n’ont pas encore été correctement interprétées dans cette optique. Dès le début des années 1990, Moishe Postone établissait pourtant le lien :
 « Indépendamment de toute considération sur les possibles limites à l’accumulation du capital, l’une des conséquences de cette dynamique particulière – qui produit de plus grandes augmentations de richesse matérielle que de survaleur -, c’est la destruction accélérée de l’environnement naturel »[11]
 « Le contexte que j’ai dessiné suggère que, dans la société où la marchandise s’est totalisée, il se crée une tension sous-jacente entre les considérations écologiques et les impératifs de la valeur en tant que forme de richesse et de médiation sociale. […] La tension entre les exigences de la forme-marchandise et les nécessités écologiques s’aggrave à mesure que la productivité augmente et pose un grave dilemme, notamment pendant les périodes de crise économique et de chômage massif. Ce dilemme et la tension dans laquelle il s’enracine sont immanents au capitalisme ; leur résolution définitive restera impossible aussi longtemps que la valeur sera la forme déterminante de la richesse sociale » [12]
Dans la vie politique, le dilemme décrit ici se manifeste par un conflit entre mesures environnementales et mesures en faveur du développement économique : si, d’un côté, il y a consensus dans les milieux écologistes sur le fait que généraliser à l’ensemble de la planète l’« american way of life », voire simplement le mode de vie ouest-européen, mènerait tout droit à un désastre écologique aux proportions sans précédent, de l’autre, les institutions ayant en charge de favoriser le développement économique sont tenues de poursuivre précisément cet objectif, quand bien même il serait devenu irréaliste. Ou, pour le dire dans les termes utilisés tout au long de cet article : employer ne serait-ce que la moitié de la force de travail disponible sur la planète à un niveau nécessaire à la poursuite de l’accumulation capitaliste, tout en maintenant le niveau actuel de productivité (avec les taux de production et d’engloutissement des ressources qui lui sont liés), se traduirait par un effondrement immédiat de l’écosystème terrestre.
De toute façon, le mode de production capitaliste, par l’action de sa propre dynamique compulsive, est arrivé au terme de ses possibilités de développement. La communauté mondiale se trouve donc confrontée à cette alternative : soit couler avec lui, soit se libérer de la tyrannie de la richesse abstraite et refonder la reproduction sociale sur des critères, cette fois, purement concrets. Le développement des forces productives pourra alors retrouver son innocence : d’une part, la société n’autorisera plus compulsivement la mise en œuvre de n’importe quel gain de productivité (toute tâche n’étant pas forcément plus agréable lorsqu’elle est exécutée plus vite) ; d’autre part, ce développement pourra enfin servir à améliorer réellement la vie des êtres humains.
Claus Peter Orlieb
Rédacteur de la revue allemande Exit !  
Traduction : Sînziana

Crédit je t'aime, crédit je t'adore

L'original est ici: http://palim-psao.over-blog.fr/article-dumping-salarial-haute-technologie-et-crise-par-claus-peter-orlieb-106566846.html

 

Dumping salarial, haute technologie et crise

  

Claus Peter Ortlieb*

 
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Voir le Fichier : C_P_OrtliebDumping_salarial_haute_technologie_et_crise_2011.pdf
 
De l’avis général, le fait que l’Allemagne ait « supporté la crise mieux que d’autres », soit à nouveau « compétitive » et apparaisse « aujourd’hui en si bonne forme économique », serait dû notamment à l’Agenda 2010 de la coalition rouge-verte menée par le chancelier Schröder et à la « restructuration de l’Etat-providence » qu’il impliquait[1]. Peut-être les données contenues dans le tableau ci-dessous nous aideront-elles à comprendre ce que cela peut bien vouloir dire. Le site internet du Spiegel l’a publié à deux reprises en novembre 2011, d’abord le 9 novembre sous le titre « Baisse des salaires réels : les Allemands ont de moins en moins les moyens »[2], puis à nouveau le 23, cette fois sous le titre « Salaires réels en hausse : il reste davantage d’argent dans les poches des travailleurs »[3]. Alors que le premier article s’intéressait à l’évolution des dix dernières années, le second traitait des perspectives censées être offertes par diverses « options économiques » grâce auxquelles les salaires horaires doivent augmenter de 2,7% en 2012, l’inflation restant quant à elle aux alentours de 1,9%. Mais qui est assez naïf pour croire ce genre de choses ?
 
 
 
L’agenda 2010 n’a pas seulement (sous le nom de code de « Hartz IV ») réduit, comme chacun sait, de manière spectaculaire les prestations sociales au nom de la « finançabilité de l’Etat-providence » ; il signifia en même temps le feu vert des parlementaires au dumping salarial. Comme tel, il a manifestement connu un franc succès, ainsi qu’il ressort ici du panel socioéconomique (SOEP) de l’Institut allemand pour la recherche économique. Dans le tableau sont indiqués les salaires mensuels bruts pour les années 2000, 2005 et 2010, exprimés en prix constants de 2005 (autrement dit, corrigés de l’inflation) et répartis en dix tranches de revenu. On y voit qu’en moyenne le salaire réel en Allemagne a diminué de 4,2% entre 2000 et 2010, mais on note aussi que ce sont les revenus déjà modestes qui supportent l’essentiel de cette baisse :
 
·   Si l’on excepte le premier décile, qui correspond aux emplois les moins bien rémunérés, il s’avère que plus le salaire est bas et plus grande est la perte de salaire réel.
·   Pour l’ensemble des sept tranches inférieures, la perte de salaire réel atteint, en 2010, 9,5% en moyenne.
·   Même les salaires des travailleurs et travailleuses qualifiés (la fameuse industrie allemande d’exportation ! – déciles 6 à 8) ont diminué en valeurs réelles.
·   Tandis que les six premières tranches subissaient déjà dès 2005 une baisse de leur salaire réel, les autres tranches ne leur ont emboîté le pas qu’au cours de la deuxième moitié de la décennie. La baisse a donc grignoté de bas en haut toute l’échelle des salaires. Seul le décile supérieur fait exception ; pour des raisons que nous n’examinerons pas ici, il joue un rôle particulier.
 
Il se trouve par ailleurs que, dès 2008, la fondation Hans Böckler – s’appuyant manifestement sur des données de base et/ou une méthodologie différentes[4] – avait présenté une étude d’après laquelle, entre 2000 et 2008, les salaires réels auraient diminué de 0,8% en Allemagne, tandis qu’ils augmentaient dans tous les autres pays de l’UE :
Ajoutons également cette autre donnée empirique : selon Destatis, l’office allemand de la statistique[5], en Allemagne la valeur ajoutée brute par heure travaillée dans les secteurs de la production industrielle qui sont particulièrement cruciaux pour l’exportation, hors BTP – calculée en prix constants de 2000 – est passée de 36,64 €/h en 2000 à 45,77 €/h en 2008, soit une hausse réelle de 24,9% dans ce laps de temps.

En résumé, le fameux « modèle » allemand, qui permit au cours de la dernière décennie de regagner une « compétitivité internationale » soi-disant perdue, reposerait donc sur une combinaison de dumping salarial et de haute technologie. Les gains de productivité sont certes toujours aussi élevés, mais ils ont cessé d’être répercutés – comme c’était le cas à l’ère fordiste et comme ça l’est encore dans tous les autres pays de l’UE – sur les emplois salariés. S’ajoute à cela le fait que la part de la production industrielle dans le PIB est nettement plus élevée en Allemagne que chez ses voisins, et que cet écart, en raison même du moindre coût unitaire du travail, s’est creusé toujours plus à l’avantage de l’industrie allemande, puisque, dans ces conditions, les industries sud-européennes (entre autres) ne sont plus compétitives.

Les ratés spécifiques (excédant, par conséquent, le cadre de la crise économique globale) que connaît la zone euro, dont les pays membres n’ont plus la possibilité de se protéger l’un de l’autre en dévaluant leur monnaie – des ratés qui pourraient aller jusqu’à son effondrement désormais sérieusement envisagé –, proviennent du fait que c’est justement la nation la plus forte économiquement, et en même temps l’une de celles où la productivité du travail est la plus élevée, qui pratique le dumping salarial. On eut d’ailleurs tôt fait de le souligner : la Commission européenne et l’ex-ministre des finances française et actuelle directrice générale du FMI Christine Lagarde, notamment, exhortèrent les Allemands à relever les salaires et à faire preuve de modération dans leurs exportations – bien entendu sans le moindre écho du côté allemand. Qui laisserait de gaieté de cœur un système qui marche aller à vau-l’eau ? On préfèrera recommander au reste de l’Europe de s’aligner sur le modèle allemand : « Nous avons fait nos devoirs. » Toutefois, c’est oublier (ou passer délibérément sous silence) que ledit modèle repose sur une asymétrie et ne peut donc fonctionner qu’aussi longtemps que tous les autres pays ne l’utilisent pas. Le message est à la fois banal et visiblement difficile à faire passer, mais les balances commerciales ne sauraient être toutes positives en même temps, puisque leur somme doit nécessairement donner zéro. 

Dans les « pays en crise » de l’Europe du Sud, on opte donc pour une politique d’austérité en comparaison de laquelle « les réformes Hartz IV font figure de séjour de remise en forme au Sri Lanka » (dixit Georg Diez sur le site internet du Spiegel le 02/12/2011) – et qu’en résulte-t-il ? Afin d’éviter un euro-krach, la BCE se voit bien entendu contrainte de racheter un volume toujours croissant de douteuses obligations d’Etat, ce qui entraîne au minimum une tendance à l’inflation. Simultanément, l’UE toute entière file droit vers la récession, Allemagne incluse bien sûr : plus de 60% des exportations allemandes (578 milliards sur un total de 957 milliards d’euros) ont pour destination l’Europe des 27, ce qui représente en 2010 quelque 23% du PIB allemand[6], et les exportations vers le reste du monde s’avèrent en fin de compte tout aussi incertaines. Ce mélange de récession et d’inflation auquel il faut s’attendre, ainsi que leur impact en termes de paupérisation, conduiront vraisemblablement à brève échéance à des révoltes sociales à l’échelle non seulement européenne mais mondiale – révoltes qui, toutefois, sont condamnées à rester impuissantes aussi longtemps que, comme persistent à le faire tous les mouvements de contestation actuels, elles se cramponneront au médium-argent pour en réclamer simplement une plus juste répartition.

Etant donné la productivité du travail que la production agricole et industrielle ont atteinte aujourd’hui – en réalité, dès les années 1980 – et qui ne cesse d’augmenter, une fraction toujours plus réduite de la main d’œuvre mondiale suffit à tout produire. Cette évolution, qu’il a lui-même déclenchée, a placé le mode de production capitaliste – et avec lui l’humanité tributaire de son bon fonctionnement – dans une situation difficile n’offrant, dans le cadre du capitalisme, pas la moindre issue. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause profonde de la crise actuelle qui se présente sous l’aspect d’un amoncellement de crises de la dette de plus en plus aiguës. Ceux qui ne produisent pas eux-mêmes – conformément au niveau de productivité atteint, autrement dit la grande majorité – mais refusent cependant de voir leur niveau de vie péricliter, n’ont d’autre choix que de laisser des ardoises, c’est-à-dire de s’endetter, ne serait-ce qu’auprès des producteurs, pour qui vraisemblablement le simple fait de pouvoir continuer à produire constituera déjà une bonne nouvelle. A lui seul, ce mécanisme a maintenu en marche l’économie mondiale durant les trois dernières décennies. Rétrospectivement, le néolibéralisme se révèle ainsi – à l’inverse de ce que prétend sa propre idéologie – comme « le plus gigantesque plan de relance financé par le crédit qu’on ait jamais vu » (Meinhard Miegel). Cependant, la fête devait s’achever un jour ou l’autre, et il semble que ce moment soit arrivé.

Revenons-en à l’UE : à supposer même que – contre toute attente et seulement au prix d’énormes sacrifices, semblables à ceux auxquels on s’apprête aujourd’hui à soumettre, entre autres, les populations grecque, portugaise et espagnole – l’UE, voire la seule zone euro, parvienne à s’aligner sur le modèle allemand et à retrouver sa « compétitivité au plan international », autrement dit à rivaliser avec la Chine, y compris en ce qui concerne les conditions de vie et de travail, où trouverions-nous les consommateurs et consommatrices ayant encore les moyens d’acheter tous nos beaux produits devenus si bon marché ? Du reste, la spirale descendante qui se profile ne concerne pas seulement la consommation de masse et le niveau de vie qui lui correspond, mais également le but même de toute économie capitaliste, à savoir l’extraction de profits. Au niveau de productivité atteint, l’accumulation du capital est devenue impossible sans consommation de masse, et celle-ci à son tour impossible sans un endettement croissant. Le mode de production capitaliste n’offre plus la moindre lueur au bout du tunnel, pas même pour lui-même.
 
Paru dans Telepolis, décembre 2011
Traduction de l’allemand : Sînziana
 
*Claus Peter Ortlieb est mathématicien à l’université de Hambourg en Allemagne, il est rédacteur à Exit ! Crise et critique de la société marchande, une revue de la mouvance de la critique de la valeur.