lundi 23 mai 2011

Action théoriste



Projet d'intervention lors d'une prochaine réunion bio dans le Morvan.





J’aimerais apporter à la dissidence générale, incarnée ici par les actionnistes du bio local, la modeste contribution d’un théoriste convaincu. Nous verrons à la fin de cet exposé la raison de ce terme.


J’ai dit actionnistes. Oui, en effet, car vous êtes des gens d’action impliqués les uns et les autres dans des associations, des structures de contestation ou des contre-modèles d’organisation et de production. Des militances, par conséquent. Vous agissez quotidiennement par nécessité personnelle, mais aussi pour prouver par votre action qu’un autre monde est possible. Et pour beaucoup d’entre vous, je le sais, nous avons assez de théories, assez de discours, assez de bavardages, pour mille ans. Mais outre que l’action est toujours une théorie en acte, une théorie véritable est toujours aussi une action en pensée. Et savoir qui de l’acte ou de la pensée arrive d’abord revient à poser la vieille question de la poule et de l’œuf. Car il faut la pensée pour poser l’acte et le comprendre, mais il faut l’acte pour continuer de penser. Les deux éléments se nourrissent en quelque sorte l’un de l’autre.


Mais d’abord, de quoi parle-t-on exactement lorsque l’on dit action ? Certainement pas de cet agir quotidien et banal qui s’exprime dans le cadre d’un travail ou d’un loisir. L’action peut prendre la forme d’un travail, mais le travail n’est pas forcément une action. Ce qui distingue une action, telle qu’ici nous l’entendons, c’est donc la militance, l’engagement qu’elle manifeste. Distribuer le courrier chaque matin est un travail, distribuer des tracts pour le NPA le soir est une action. Les deux, parfois, se confondent, il est vrai. Les cultivateurs bio, par exemple, travaillent dans leur militance et militent par leur travail. Mais ce sont des exceptions. Or, si l’engagement suffit à définir l’action, il apparaît non seulement que tout acte socialement engagé est immédiatement éligible au rang d’action, y compris l’acte de penser, mais plus encore que toute action est d’abord une pensée. Car comment devient-on militant ? sinon en choisissant un projet parmi tous les possibles. Et qu’est-ce qu’un projet ? sinon d’abord un rêve, un fantasme, une utopie. Ce qui est projeté ne prenant d’abord consistance qu’en imagination. Un projet, dans l’espace critique dont nous parlons, est donc toujours d’abord un contre-projet : le refus d’un ordre et l’imagination d’un autre. Par paradoxe, un supplément de vide et d’absence dans l’existant.


Bien sûr qu’une action spontanée répondant à une pression extérieure n’a pas besoin de concept pour s’engager. Une grève sauvage, une jacquerie, un mouvement de révolte face à l’injustice, au départ, se suffisent à eux-mêmes. Sauf qu’un minimum d’organisation et de stratégie doit rapidement s’ajouter si l’on veut que le mouvement s’élargisse et perdure. Une action spontanée s’exprime dans l’éphémère, un projet s’inscrit dans la durée. A moins de considérer l’engagement initial dans un proto-projet comme mécaniquement lié à la situation historique et sociale de celui qui le forme (le prolétaire ne pouvant faire autre chose que de reconnaître son oppression et de se révolter, auquel cas il suffit d’attendre que ça se passe, puisque c’est mécanique), ou comme guidé, ce qui revient au même, par une force divine, ou réflexe de masse, il faut bien admettre la nécessité au moins provisoire de la réflexion et de la pensée. Nous pourrions dire que le processus de l’action militante (ici un pléonasme) imite les trois mouvements de la psyché lacanienne : elle prend racine dans le sentiment réel de l’injustice, se déploie dans l’imaginaire de la révolte et se cristallise dans le symbolique du projet. Passé le bref moment de l’origine, et encore, toute action finit par exprimer une pensée. Mais elle peut l’exprimer ou en pleine conscience, ou naïvement, par oubli du discours qui la soutient, ou métaphysiquement, par négation de ses fondements. Elle peut aussi la rejeter avec cynisme par refoulement des origines. La pensée sous-jacente dans ce cas, n’apparaîtra qu’en négatif dans un symptôme de mauvaise conscience.


Mais plutôt que de pensée, je devrais parler de théorie. Car si la pensée organise le foisonnement des sensations et des concepts, la théorie n’est rien d’autre selon moi que l’espace-temps symbolique dans lequel s’inscrit nécessairement une action et que l’action informe en continu.


Vous agissez dans la filière bio. Votre activité repose sur un héritage mélangé d’actions et de pensées anciennes. Vos gestes, dirais-je, travaillent des mots avant que de travailler la matière, ou du moins les travaillent tous les deux en même temps. Je veux dire qu’en tant qu’humains, vous travaillez le mot bio au moins autant que vous travaillez la terre et recueillez ses fruits. Vous oeuvrez dans le symbolique avant de vous ébattre dans le réel. Quoiqu’on en pense, on n’a jamais fait de bio avant que le mot existe. Pourquoi ? parce qu’il fallait que le non-bio d’abord émerge. Les cultivateurs qui travaillaient sans pesticides, de façon très locale et non industrielle ne faisaient pas du bio. Ils cultivaient la terre, c’est tout. Il a fallu que l’agriculture intensive existe pour que le bio, son contraire, voie le jour. Le bio existe donc d’emblée en tant que contre-projet. Il s’oppose au projet d’agriculture intensive généralisé qui s’inscrit lui-même dans un projet global de maîtrise et possession de la nature par l’homme. Certes, nous vivons avant que de penser, mais nous vivons dans le symbolique et le langage avant que d’agir. Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’aujourd’hui plus que jamais, consciemment ou non, toute action se situe dans l’espace-temps d’une théorie. Il s’agit donc pour chaque action, d’examiner présentement la vérité de sa théorie, je veux dire son exhaustivité critique et sa puissance de projection. Au moins d’en cerner les limites. L’objectif n’étant pas de créer en imagination un système de remplacement idéal qu’on n’aurait plus qu’à construire selon des plans - une sorte de maison-monde en préfabriqué - mais de soulever les fondements ultimes du projet social existant pour découvrir ensuite les principes fondamentaux d’un projet global alternatif. Car l’actionnisme (contre-actionnisme) « conservateur » ne peut pas échapper non plus aux lois fondamentales de la théorie-action. C’est-à-dire que lui aussi forme un projet ; qu’il n’est pas, comme il se voudrait, l’incarnation naturelle d’un mouvement spontané. A tout le moins, il exprime le projet de conservation des lois conscientes de ce mouvement. Ce qui signifie que nous vivons déjà en pleine théorie. Une théorie se donnant pour le contraire d’une théorie (ce qui en fait une idéologie), que la plupart nomment capitalisme et que je préfère appeler prolétarisme, ou cynisme addictif, pour sortir des limites de l’économie et passer dans la sphère plus générale de l’anthropologie. Théorie dont il reste encore à tirer les fondements psychologiques, symboliques et moraux, avant que de tenter l’aventure du dépassement. Car c’est un mythe, en vérité, que cette histoire-là. Non pas au sens où elle serait spécialement fausse, toutes les histoires sont fausses, mais au sens ou elle construit sa vérité par la fiction. Analyser la vérité du mythe, c’est donc refuser préalablement de se laisser piéger par la matière. L’homme n’est pas seulement un animal rationnel ou politique, contrairement à ce que pensent les libéraux, bizarrement d’accord sur ce point avec certains de leurs opposants les plus farouches (mais est-ce si bizarre ?) ; il est aussi, et surtout, un animal mytho-logique, se racontant à lui-même des histoires qu’il matérialise et jouant avec une matière qu’il dissout dans la fiction. C’est pourquoi il est si important de travailler les mots de cette mythologie en même temps que sa terre. Les deux exercices ne s’opposant pas. D’une certaine façon, vous travaillez la matière des mots, par exemple, pendant je remue les mots de la matière.


Certains ne manqueront pas de considérer tout cela comme un retour d’idéalisme. Les idées placées avant la pratique sociale et ses antagonismes. Il n’en est rien. Nous avons appris au siècle dernier que le vécu lui-même était directement symbolique et que nier le symbolique revenait par conséquent à oblitérer le vécu. J’en prends acte, tout simplement. La mécanique sociale laissée à son inertie nous a mené là où nous sommes. Pour certains, au bord de l’abîme, pour d’autres au pinacle du progrès humain. En tout cas, nous savons maintenant que la lutte des classes ne suffit pas, qu’au matérialisme historique, il manquait des éléments, et que le rapport de propriété ne constitue pas à lui seul un point de bascule. Avec beaucoup d’autres aujourd’hui, fort heureusement, je veux m’appuyer sur Marx pour dépasser le marxisme et pousser un pont plus loin l’assaut donné à la satisfaction de soi, au narcissisme social d’une ère ouverte précisément par la première blessure narcissique de l’homme occidental, constitutive de la modernité : la découverte de son excentricité cosmologique et de l’héliocentrisme Copernicien. Dans la grande histoire que nous nous racontons à nous-même depuis lors, le projet consiste à trouver les articulations narratives fondamentales, pour établir une contre-histoire, préalable à l’élaboration d’une suite alternative. Je m’écarte donc ainsi, il est vrai, d’un certain marxisme fossilisé servant de théorie d’urgence, ou de secours, à beaucoup d’actions contemporaines. Le champ qu’il occupe encore masque le jardin d’hiver de la création critique vivante. A mon grand regret, la fleur d’une théorie générale capable d’enclencher le processus du vrai changement n’est pas encore éclose, et je suis bien certain malheureusement qu’aucune action d’envergure, dans les conditions théoriques existantes, ne permettrait d’instaurer un ordre bien différent. En bref, si la pression révolutionnaire, multiple et désordonnée par essence, donne l’impulsion du mouvement, l’agitation qui en résulte ne saurait à elle seule indiquer le chemin. Voyons-nous nous-mêmes, les acteurs de ce mouvement, subissant l’oppression sans bien la comprendre, courant ici ou là, nous cognant aux limites du monde, limites symboliques, au demeurant, que nous créons nous-mêmes. La précipitation nous fait croire aux mirages. Des passages sans issue forment provisoirement des boulevards de libération. Ce sont ces passages que redessinent à l’envi la plupart des théories disponibles. C’est pourtant l’expérience même, le plus souvent, qui nous les donne comme sans issue. Je comprends qu’une situation aussi dramatique incite les uns à courir plus vite et les autres à rester couchés. Mais pourquoi aussi ne pas s’asseoir un instant au bord du chemin pour réfléchir ?...


Je ne veux pas dire qu’il faille tout arrêter. La résistance écologique et sociale est d’une extrême importance au contraire. Ne laissons pas aux zélateurs du néant le monopole du monde. Que ceux qui veulent continuer d’agir dans le cadre des théories existantes agissent. Mais qu’ils prennent soin quand même de ne pas étouffer dans l’œuf, par activisme fanatique, peur affolante du doute ou mépris pour la pensée, tout effort critique. La frénésie du mouvement pour le mouvement, après tout, n’est pas plus pertinente que l’immobilité paresseuse et résignée. Et puisque l’action exprime une théorie, qu’ils tachent de savoir, dans leurs instants de pause, quelle théorie sous-jacente exprime chaque action et qu’elle type d’action implique chaque théorie.


D’autre part, il est de mode aujourd’hui de rejeter a priori toute idée de grand récit. Cette forme aurait été disqualifiée au siècle dernier. J’ai la conviction qu’il s’agissait surtout pour les promoteurs de ce renoncement, de laisser le champ libre au seul grand récit acceptable pour eux : celui de la marchandise et de son fétichisme : cette épopée qu’on nous raconte chaque jour à travers la publicité. On pourrait dire d’ailleurs d’un publicitaire actuel qu’il est un équivalent dégradé du conteur ancien. Les histoires cathartiques, ou d’identification, sont narrées par la télévision et non plus par les aèdes ou les griots. Mais leur fonction reste la même : unifier le champ mythologique. La gloire pour une savonnette. Achille : la chaussure de sport à la mode ; ou Hector : le nouvel I-Pod. A qui voudra comprendre notre temps, il faudra présenter les œuvres d’Euro-RSCG (la grande agence européenne de publicité) ou de Séguéla, plutôt que celles de Proust ou de Joyce. La Chanson de Rollex plutôt que la Chanson de Roland, et Wall-Street plutôt que Roncevaux. Le tort des révoltés d’aujourd’hui c’est justement de croire à cette légende de la fin des grands récits. Ils ont cessé de chercher et bien sûr ils trouvent. Mais pas à la manière de Picasso qui se racontait à lui-même sa propre légende. Bien plus à la manière des brocanteurs qui ramassent ce qu’ils trouvent : des débris d’histoires anciennes sans plus de rapport avec ce qu’ils vivent. Pour le Capital, l’homme a deux fonctions : producteur et consommateur, qui peuvent se ramener à une seule : serviteur de l’hypermachine. Tout le reste est superfétatoire. La poésie ne lui est utile que pour autant qu’elle sert à le valoriser. Le pragmatisme cynique est son credo. Or, nous sommes tous élevés à ce lait-là et recouvrons volontiers la poésie par le design. La poésie réinvente les histoires tandis que le design aménage le mythe. Si la première invite à la création, le second impose la récréation. Et si la première largue les amarres, l’autre ne fait que décorer la salle d’attente.


Je vous appelai, au début de mon discours, actionnistes, et non activistes ; et je me définis moi-même comme théoriste et non comme théoricien. C’est que je vous crois dans l’action et pas dans l’activité, et que je me veux dans l’action théorique et non pas dans la pensée. A la question que faire? vous répondez agir. A la question quoi penser? je réponds l’action. L’entreprise théoriste à laquelle je me livre au sein d’un collectif invisible : la communauté internationale des théoristes, vise donc essentiellement à penser les expériences et à fournir des outils symboliques appropriés ; à dévoiler la théorie globale sous-jacente (critique radicale) pour forger les éléments d’une autre théorie, plus consciente et plus large. Une théorie générale de l’aliénation en lieu et place de la théorie restreinte de l’exploitation. Un grand récit alternatif d’émancipation humaine. La mythologie de l’homme sage-femme accoucheur de lui-même. L’histoire, donc, d’un accouchement : celui du serviteur social de la naissance.


Adrien Royo

samedi 21 mai 2011

Les vices privés font le bien public et l’affrontement des égoïsmes particuliers fonde l’harmonie sociale. Voici les deux piliers du credo libéral sur lesquels nous bâtissons l’avenir de nos sociétés. Fort de ce constat, je demande solennellement au ministre de l’éducation nationale d’intégrer au plus vite les éléments de ce credo dans les programmes scolaires et d’en finir ainsi avec l’injustice et l’inefficacité. Il est gravement attentatoire à l’égalité des chances et à l’intégrité psychique des enfants, de cacher à l’école la vérité des fondements sociaux. Dommageable par surcroît de les placer devant un dilemme insurmontable à leur âge consistant à choisir entre les injonctions contradictoires d’une morale ancienne désuète et d’une morale économique seule en vigueur. Ne vaut-il pas mieux donner à nos enfants le plus tôt possible les outils dont ils auront besoin dans leur pratique sociale réelle, au lieu de les endormir avec de belles phrases dont ils seront bien en peine de vérifier plus tard le bien fondé ? Sauf à vouloir faire des victimes de ceux qui se laisseraient bercer par ces dernières, il paraît urgent de corriger les programmes d’éducation civique dans le sens d’une plus grande adéquation avec les vertus, ou les vices, réellement exigés. De même qu’il faudrait développer très tôt, chez ceux qui en manqueraient trop cruellement, les capacités d’égoïsme et de compétition. Une détection en bas âge pourrait s’avérer nécessaire. Avec des tests d’évaluation dès la première année de maternelle. Dans un contexte de concurrence internationale toujours plus dur, des adultes bien formés aux exigences et aux rigueurs de la morale économique seraient un atout considérable pour la France. Il faudrait seulement éviter que l’égoïsme des salariés pauvres ne s’exprimât avec trop de force en cette occasion. S’ils s’avisaient tout à coup d’exiger de leurs employeurs ce que demandent poliment les gros actionnaires à leurs dirigeants d’entreprise, cela aurait un effet déplorable sur le partage des richesses, et, au final, sur la compétitivité française. Mais je fais confiance aux services de police et à l’armée pour parer à cet inconvénient.

Après des siècles de rabâchages chrétiens ou humanistes, et malgré les efforts de la publicité, il ne sera bien sûr pas évident de développer chez nos enfants des qualités si décriées. L‘irresponsabilité de la plupart des parents en ces matières ne fera qu’ajouter à nos difficultés. Mais je ne veux pas désespérer par avance de l’anti-vertu française innée. Cultivons les vices dès le plus jeune âge avec toute la force que nous avions mise auparavant à les supprimer, stimulons les égoïsmes avec cette opiniâtreté qui distingue nos professeurs, et je ne doute pas de l’émergence rapide de générations d’adultes enfin adaptées aux réalités mondiales.


Certaines mesures récentes en matière de sélection et d’évaluation précoce vont dans le bon sens. Mais tout ceci reste insuffisant dans un contexte d’urgence économique. Le progrès n’attend pas. J’en appelle donc au sens des responsabilités, au réalisme et à l’intégrité de nos dirigeants actuels pour qu’ils aient le courage d’entreprendre les réformes nécessaires. Ne laissons pas nos enfants se noyer lentement dans des considérations morales d’un autre âge. J’en appelle aussi aux différentes institutions religieuses, et notamment à l’institution catholique, habituellement garantes de la plus haute exigence morale, pour adapter leurs discours théologiques au défi séculier contemporain. Qu’ils résolvent enfin leur contradiction fondamentale en alignant le curseur de la moralité sur celui de leur soumission multiséculaire au principe de réalité économique et aux pouvoirs en place. Puisque cette réalité est l’œuvre de Dieu, ses conséquences ne le sont pas moins. Et si Dieu se sert effectivement des vices de ses créatures imparfaites pour créer une harmonie générale, alors sachons aimer nos vices plus que nous-mêmes pour célébrer Son œuvre. Que ceux, parmi les chrétiens (et ils sont nombreux), qui n’acceptent pas sa logique avec tous ses effets, qui refusent de voir la perfection dans ses injustices mêmes, sachent bien qu’ils compromettent ainsi gravement leur salut par un défaut de confiance, et donc d’espérance. Qu’ils comprennent aussi que les vertus sur lesquelles s’appuyaient nos aïeux, représentent, pour nous qui sommes mieux pénétrés des intentions divines, le principal obstacle à l’avènement d’une société parfaite.


Je finirai par des extraits évocateurs de la « Fable des Abeilles » (1714), encore trop méconnue, de Bernard de Mandeville :


«Cessez donc de vous plaindre: seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche. Jouir des commodités du monde, être illustres à la guerre, mais vivre dans le confort sans de grands vices, c’est une vaine utopie installée dans la cervelle. Il faut qu’existe la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil, pour en retirer les fruits.»


Ou encore : « Le vice est aussi nécessaire à l’Etat que la faim pour le faire manger. »


Et enfin : « C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vices, le tout était cependant un paradis. »


On ne peut mieux dire. Alors, je vous le demande : ne faudrait-il pas enseigner aux enfants cette Fable des Abeilles plutôt que celles, lénifiantes, de Monsieur de La Fontaine ?

samedi 7 mai 2011

2008 Fukushima

Il va de soi en bonne médecine, de chercher la pathologie derrière le symptôme. Il ne va pas de soi, semble-t-il, dans le champ socio-politique de rechercher la cause derrière l’effet. Pour la crise, dite financière, de 2008, et pour la catastrophe, dite naturelle, de Fukushima, on s'occupe des symptômes et de rien d'autre. Il n’y a pas de pathologie sous-jacente. Ces deux évènements n’avaient pourtant rien d’imprévisible. Un savoir basique concernant les mécanismes de la pression suffisait à anticiper la première, comme il suffisait de petites connaissances en géophysique et en probabilité pour prévoir la deuxième.

Les structures ne descendent peut-être pas dans la rue (comme disaient à Lacan les étudiants de 68), mais elles ont une fâcheuse tendance, depuis quelques années, à faire des bulles.

Que se passait-il donc avant 2008 aux Etats-Unis ?

Ce qui se passe encore aujourd’hui. Le Capital exerçait une pression intense sur les salaires, et la concurrence faisait rage. La consommation ne devait pas faiblir sous peine de crise. La machine globale fonctionnait sur la base d’une circulation fluide entre les casernes de la production et les ateliers de la consommation. A la régie, aux manettes, les techniciens de l’économie faisaient ce qu’ils pouvaient pour gérer les flux et les obstacles liés à cette circulation. En réalité, il fallait comme d’habitude marier la carpe et le lapin. Des eaux vives de la production, il fallait extraire la carpe de la plus-value, et des garennes climatisées de la consommation, il fallait sortir le lapin du pouvoir d’achat. Autrement dit, comprimer les salaires et, dans le même temps, vendre plus aux salariés pauvres.

Cette machine en surchauffe est équipée de deux soupapes : l’augmentation des salaires et le crédit. On peut consommer tout de suite avec de l’argent supplémentaire, ou bien acheter au présent avec de l’argent futur. Un plus-de-salaire immédiat ou bien une dette sur les rémunérations à venir. Dans le premier cas, on vous paie pour acheter, dans le second, c’est vous qui payez (avec les intérêts de l’emprunt) pour consommer. On voit d’emblée ce qui est le plus avantageux pour le Capital. En caricaturant à peine, on pourrait dire que le crédit à la consommation est une ruse destinée à augmenter le coût d’un produit pour les gens qui n’ont pas les moyens de l’acheter. Aux pauvres, on demande en gros de tout payer deux fois. Les étatsuniens, en bons gestionnaires, sachant qu’ils risquaient la récession, choisirent donc délibérément, au plus fort de leurs années libérales, la soupape du crédit. Ce qui provoqua… la récession.

La pression interne, dangereusement élevée, fut donc évacuée par la dette. Un système complexe de chicanes financières se mit en place et une fort jolie bulle fut créée. Echappant pour un instant à la gravité sociale, elle gonfla au-delà de toute prudence, et finit par exploser. Pour renflouer les épaves des banques ayant subi le souffle de l’explosion, nul autre recours que de s’endetter encore. Les économies modernes ayant choisi la dette au départ, personne ne sera surpris, sauf un économiste, que la dette augmente à l’arrivée.

Que se passait-il donc au Japon, avant Fukushima ?


L’archipel nippon était malencontreusement placé (il y est toujours) au cœur d’un complexe tectonique en tragique déséquilibre. Les plaques pacifique, eurasienne, nord-américaine et des philippines glissaient (et glissent toujours) les unes sous les autres à un rythme effréné, provoquant tremblements de terre et raz de marée à une fréquence quasi quotidienne. Il était donc évident que la production d’énergie nucléaire était celle qui convenait le mieux à cet endroit du monde. Surtout au bord de l’océan. Elle avait le double avantage d’assurer au Japon l’indépendance énergétique et la quasi certitude d’un Seppuku national tout ce qu’il y a de traditionnel. N’était la grande perméabilité des frontières naturelles, il suffirait aujourd’hui à des voisins malintentionnés et avides, s’il y en a, au lieu de l’envahir comme à la belle époque des samouraïs, d’attendre patiemment l’auto-empoisement de sa population. En 2011 à Fukushima, comme en 2008 aux Etats-Unis, ce fut donc une affaire de pression. Vous avez aimé le feu d’artifice américain, vous aimerez les six grandes marmites japonaises en ébullition. Leurs soupapes ayant sauté, les bulles radioactives s’égaillent dans l’océan de tous ou s’éparpillent dans l’atmosphère de chacun. J’ai déjà dit ce que j’en pensais dans un article précédent (L’Iode à la joie). Quoi qu’il en soit, pour la génération qui vient, le remboursement de la dette écologique sera au moins aussi difficile que le remboursement de la dette financière.

Remarquons au passage la sagesse des experts et des puissants de partout, et pas seulement du Japon, qui promeuvent une technologie requérant le très long terme, la temporalité cosmologique, à l’intérieur d’une pratique sociale et d’une organisation économique préoccupées seulement par la rentabilité immédiate et le très court terme, par une durée commerciale, affairiste et publicitaire. D’un côté, la succession des générations et le cycle long des processus atomiques, de l’autre, l’accumulation du capital et le cycle bref des mouvements de la mode et de la marchandise. Je n’ai qu’un mot pour qualifier cela : splendide ! Quelle logique y a-t’il à créer des déchets de cent mille ans, quand on ne sait même pas prévoir à dix ans les conséquences inéluctables d’une politique de la dette et d’une économie du cynisme et du déni ? Un monde parfait existe peut-être sur les écrans des ingénieurs, pas encore dans l’espace réel qui les contient.

Le credo libéral voit dans la conjugaison des égoïsmes la condition du bonheur humain. C’est l’exercice même de l’égoïsme, en effet, qui détermine le bon fonctionnement de la société et sa richesse. L’homme n’est pas bon, et c’est justement le mal en lui qui participe au Bien universel et suprême dont il ne comprend pas la finalité mais qui se dévoile dans la richesse matérielle qu’il induit. Si ce scénario continue de nous agréer, il faudra désormais accepter de le lire avec son supplément d’apocalypse, accepter le plan divin avec son lot de catastrophes ajoutées. La version libérale après la version chrétienne du bonheur apocalyptique. Etrange bonheur en vérité. Tout proche de celui qu’ont dû connaître les dinosaures juste avant leur disparition. Encore n’étaient-ils pour rien dans celle-ci, à moins que le jeu de leurs égoïsmes particuliers n’ait déclenché aussi leur extase collective.

Pour les dinosaures de l’atome, de la vapeur et de la dette, en tout cas, il est clair que les symptômes ne cachent rien. Ils sont les accidents de croissance d’un corps sain destiné à grandir sans fin jusqu’à concurrencer, en terme de pression, les étoiles mêmes ? Quant à l’apocalypse, ce ne serait qu’une illusion, le cauchemar ludique de ceux qui jouissent à se faire peur. Hiroshima, Nagasaki, Fukushima, la crise de 2008, c’est tout pareil pour les bienheureux mortels soumis à la grâce de la main invisible.


Nos ancêtres les gaulois, ne craignaient, paraît-il, qu’une chose : que le ciel ne leur tombât sur la tête. Nous qui vivons dans le ciel de la rationalité, nous n’attendons plus qu’une chose également : que la terre elle-même nous retombe sur les pieds.


Adrien Royo