samedi 30 janvier 2010

Ce que le kunisme doit à Marx

Ce que le kunisme doit à Marx, est l’idée qu’un anticapitaliste conséquent est nécessairement anticommuniste, et par suite, qu’un anticommuniste conséquent se doit d’être anticapitaliste. Combien paradoxale paraîtra cette dette aux yeux de la plupart des mieux placés pourtant pour devoir la trouver évidente, c’est ce qui ne manque pas de me ravir par avance.

Qu’est-ce que cherchait Marx au final ? Marx cherchait la loi ultime du mouvement historique, et il l’a trouvée. Cette loi se formule en une équation dialectique mettant en jeu la lutte des classes et le développement des forces productives. Le coup de génie de Marx, est d’avoir voulu d’emblée analyser le système historique général sur la base de sa réalité pratique, et pas seulement sur l’idée, ou les idées, qu’on s’en faisait. Il se plongea à corps perdu dans le démontage logique de la structure historico-sociale, en partant de la conviction simple et évidente qu’avant de faire l’histoire, il faut assurer son existence matérielle ; que la manière d’assurer cette existence déterminait la forme d’une société, et que si l’on pouvait dégager l’essentiel de cette forme, ramener son mouvement à ses éléments constitutifs premiers, on pourrait en tirer, comme dans les sciences de la nature, des lois qui permettraient d’anticiper et donc d’agir. D’où la nécessité pour lui d’entrer de plain-pied dans l’étude de l’économie : la gestion de la maison sociale. Son mérite indépassable est d’avoir pénétrer cette matière énorme et ingrate au plus profond, et d’en avoir tirer la substantifique moelle. Pour cela, je lui voue une admiration sans borne. Il trouva donc la loi du mouvement historique qu’il cherchait, mais il découvrit aussi, par accident, et cela n’a pas été vu, la nécessité pour l’homme de s’en libérer. Refusant l’évidence, il développa au contraire toute une théorie de la soumission à cette loi, qu’il considérait comme une sorte de loi de la gravitation universelle sociale. Depuis, l’on pourrait dire que l’humanité cherche confusément un Einstein à ce Newton-là. Car il ne s’agit pas de remettre en cause la loi elle-même, mais son champ d’application, et surtout le regard positif sur sa direction et sa finalité. Une chose est de découvrir une loi, une autre d’accepter ses conséquences. Considérant ses conséquences comme néfastes, j’oppose à la loi de l’évolution sociale, le mouvement créateur humain. De même que la connaissance de la gravité universelle nous a permis de lui échapper, la connaissance de la gravité socio-économique devrait nous donner le pouvoir de nous en libérer. La soumission à la gravité sociale s’appelle marxisme, la volonté d’émancipation par rapport à elle, je l’appelle kunisme.

Cherchant la loi du mouvement historique, Marx commence par apercevoir la lutte des classes et le développement des forces productives. Nous sommes au début de l’ère industrielle et ces deux éléments se manifestent alors, surtout en Angleterre, dans leur plus pure et plus massive réalité. Mais derrière ces réalités premières, il y a encore un moteur dont il ne tarde pas à découvrir la complexité, la richesse et même la noire splendeur : le capital. Derrière la marchandise, il y a une relation sociale cachée : la valeur (travail social nécessaire et surtravail, salaire et plus-value), mais derrière la valeur, il y a encore le mouvement propre du capital (avec sa loi interne d’accumulation et d’intensification). Et voilà le point jusqu’où les fidèles les plus zélés refusent d’aller. Ils voient le fétichisme de la marchandise, la lutte des classes et l’exploitation, mais ils ne voient pas ce que Marx avait pourtant décrit avec un luxe de détails impressionnant, et pour lequel il ne peut cacher son admiration et même une certaine fascination : le mouvement grandiose et autonome, quasi mythologique, de la Machine-Capital. Consubstantiellement à sa vision historico-scientifique, il existe donc chez Marx, et singulièrement dans le Capital, une vision tragique. Et si ce tragique reste imperceptible à la plupart des marxistes et marxiens contemporains, il constitue pourtant le plus grand apport de Marx à l’intelligence humaine. J’en vois d’ailleurs une expression partielle et atténuée, parfois frelatée, dans les mouvements écologistes actuels.

« Le sentiment tragique du Capital », ce pourrait être le titre d’un ouvrage futur traitant de cette question déterminante. Une lecture enfin neuve, et même révolutionnaire, du Capital de Marx.

Il existe trois manières d’envisager cette œuvre. Je qualifierai la première de cynique ou utilitariste, en ce qu’elle ne considère que son aspect superficiel. Cette vision est le fait des libéraux et des socio-démocrates. Pour eux, Marx n’est qu’un théoricien économique parmi d’autres, utile pour comprendre certains phénomènes, mais qu’on ne prend pas au sérieux pour le reste. La deuxième manière est orthodoxe. Elle est représentée par tous les marxistes plus ou moins léninistes, trotskystes, maoistes, anticapitalistes. Ils retiennent de Marx l’exploitation, la lutte des classes, le matérialisme historique, l’idéologie du progrès, la fascination technologique, la collectivisation envisagée comme positive et nécessaire, l’enthousiasme pour le rôle historique du capital, et ils partagent finalement avec les libéraux une même admiration naturaliste et cynique, une même soumission aux règles mécaniciennes d’un nouveau monstre mythologique aux mille bouches, acceptant ce qu’ils croient refuser, comme leurs adversaires refusent ce qu’ils croient accepter. Et ceci parce que tous voient dans l’homme du capital, le même individu libéré des contraintes religieuses, familiales, communautaires et morales, rendu à lui-même, et atteignant, grâce au développement des forces productives, et donc de la techno-science, le degré ultime de l’évolution biologique. Les anarchistes eux-mêmes participent avec enthousiasme à ce jeu de dupe, où l’on échange l’humanité et la personne contre du néant matérialisé, avec la certitude d’échanger les arrières mondes mythologiques contre du bon savoir libre individuel. La troisième n’est jusqu’ici représentée par personne consciemment. Je l’appelle manière tragique parce qu’elle prend au sérieux la totalité marxienne cohérente, et la pousse jusqu’à ses dernières conséquences, fussent-elles en contradiction avec l’optimisme béat du départ.

En quoi consiste cette vision tragique ?

En ce qu’elle refuse la consolation inepte d’un scientisme étriqué. Car l’analyse du capital par Marx, met avant tout en lumière la puissance de plus en plus autonome et inhumaine de cette machine aveugle, de cette espèce de trou noir social qu’il appelle Capital. Il fallait une figure atypique comme celle de Simone Weil par exemple (la philosophe marxienne en même temps que chrétienne) pour en dégager intuitivement la vérité, au tout début du 20e siècle. Elle pensait que si Marx avait raison, on aurait toutes les peines du monde à venir à bout d’un monstre si parfait. Premier dogme marxiste à faire tomber selon moi : le capital est la solution au problème du capital. Car il faut tirer toutes les conclusions d’un matérialisme historique conséquent, et ce dogme n’a rien à voir avec le matérialisme historique, mais tout avec l’idéalisme révolutionnaire, qui veut se rassurer par l’invocation propitiatoire d’un être collectif imaginaire (puisque bizarrement indépendant du capital), et par la conviction rien moins scientifique qu’on peut dompter le monstre en le socialisant. Alors même que tout, chez lui, tend précisément à la collectivisation.

La loi d’accumulation du capital formulée par Marx a pour principal effet la dépréciation de plus en plus rapide de la valeur d’échange (toujours plus d’économie d’échelle impliquant toujours plus d’investissements, toujours plus de concentration, et toujours plus de technologie). Cette dépréciation de la valeur d’échange, traduite par la baisse des prix, conduit à la dépréciation de la valeur d’usage (toujours plus de produits sur le marché provoquant un effondrement de ce qu’on pourrait appeler le prix d’usage, traduit en plaisir, en agrément, en satisfaction durables). Or, la force de travail étant une marchandise, et cette force de travail étant une fonction de l’individu humain, cette fonction se déprécie comme les autres. D’autre part, comme la force de consommation est devenue, au milieu du 20e siècle, une autre fonction de l’individu sous capital, avec la force de loisir qui lui est consubstantielle, qui finissent elles aussi par se déprécier, j’en veux pour preuve cette idée de temps de cerveau disponible, cyniquement développée par un vendeur de temps publicitaire à la télévision, il s’ensuit que tout l’espace physique et temporel de cet individu se voit peu à peu phagocyté par le capital, et qu’au bout de ce processus, c’est l’individu lui-même, la personne dans sa totalité, qui finit par être dépréciée. C’est ce que j’appellerais pour ma part la loi de l’aliénation générale (intégrant l’aliénation restreinte, plus superficielle, et donc plus visible, sur laquelle porte jusqu’ici tous les commentaires et les recherches des marxiens orthodoxes). Cette aliénation générale, fait de l’homme, un simple élément parmi d’autres, et le plus imparfait, d’une machine techno-sociale fonctionnant selon sa propre logique et pour ses propres fins. Quelle que soit sa position matérielle en son sein, riche ou pauvre, l’être humain devient en quelque sorte la marionnette de son propre jouet. Et certaines de ces marionnettes, imaginent pouvoir regagner l’humanité par collectivisation et planification, par socialisation, et donc par marionettisation. Le jouet capital s’amuserait beaucoup, s’il était humain, à les voir lutter pour devenir plus parfaitement encore ce qu’elles sont déjà, affrontant les autres, qui se battent pour rester ce qu’elles sont devenues en lui et par lui.


Observons qu’il y a deux voies d’inertie possible à partir de la réalité actuelle : l’auto-destruction capitaliste ou la restauration communiste. Je dis voies d’inertie parce qu’elles suivent un parcours déjà tracé dans les grandes lignes, dont la logique future est contenue dans le présent réel, et qui ne demande ni prise de conscience anthropologique ni conversion. Je dis restauration communiste parce que la collectivisation et la planification qui caractérisent cette société ne sont que le stade ultime du mouvement capitaliste, qui tend de lui-même, comme Marx l’avait le premier compris et exprimé, à supprimer la propriété privée et à faire de l’Etat sont serviteur suprême. Si cette restauration représente en effet une possibilité de résolution sociale, politique et économique, des contradictions les plus flagrantes du mode de production capitaliste, elle ne pourrait cependant se réaliser selon moi qu’au détriment de la personne humaine. Ainsi, au lieu de voir comme apothéose un tel avenir, je le vois comme tragédie. Tragédie, certes moins grande que la première, mais tragédie tout de même. Tragédie inhérente au capital, et qui ne serait pas démentie par sa seule collectivisation. Le sentiment tragique du capital est la conscience de cette tragédie. La question est : comment un individu créé de toute pièce par le capital pourrait tout à coup donner libre cours à une expression plus intime et indépendante de sa personne, à l’intérieur même du monde créé par le capital ? Cette question n’a pour l’instant été soulevée, à ma connaissance, que par Michel Bounan, en 2001, dans un tout petit livre d’une extraordinaire intensité, intitulé « Sans Valeur Marchande », aux Editions Allia. Il est assez logique somme toute, et paradoxalement méritoire pourtant (compte tenu de l’inanité de sa relève intellectuelle) qu’un debordien aussi éminent, confidentiel mais éminent, pour moi du moins, en soit l’auteur, puisque c’est Debord qui théorisa le mieux la pénétration totale du capital, sa prégnance absolue, dans l’espace privé, et même intime, contemporain, avec son spectacle. L’optimisme aveugle, frôlant l’imbécillité, des éléments les plus conscients de la gauche actuelle, explique pourquoi il est impossible d’obtenir autre chose qu’un mépris plus ou moins poli, lorsqu’on se risque à leur demander à quoi pourrait bien ressembler une société selon leurs vœux. Elle serait indescriptible paraît-il parce que tellement différente de l’actuelle, mais aussi des expériences, bien sûr inabouties, de socialisme réel soviétique ou chinois. Et pourtant, il me semble à moi, qu’au contraire, elle pourrait être très clairement énoncée en appliquant la loi découverte par Marx, et en observant aujourd’hui les effets du capital sur l’évolution humaine. Car la vraie rupture avec le capital n’est pas une affaire de propriété ou de gestion, c’est une affaire anthropologique et spirituelle. Je me risque à le dire, même si cela doit en apparence contredire le matérialisme historique d’où nous étions partis. Les conclusions d’une recherche, quelle qu’elle soit, ne peuvent se prévoir a priori, et il arrive que l’on doive changer de paradigme en cours de route pour rendre compte de phénomènes imprévus. Ainsi en est-il pour moi du matérialisme, de la raison raisonnante, et de l’économisme. Pour précieux que furent ces outils, je dois m’en débarrasser à ce stade, sous peine de tourner interminablement comme un rat dans sa roue. Le matérialisme historique poussé avec conséquence et rigueur au plus loin, nous conduit à une aporie. Et à cette aporie, il n’est de réponse que contradictoire avec les hypothèses formulées au départ. Le capital s’avère être beaucoup plus qu’un système parmi d’autres. Il est le système suprême, le défi lancé au genre humain. C’est la lutte finale, en effet, mais pas dans les termes imaginés d’abord. Il ne place pas en opposition une classe contre une autre, pas en dernier ressort du moins, mais place l’homme face à lui-même. Marx avait donc raison, et plus raison encore qu’il ne pensait. Sa formule sur le reniement achevé de l’homme l’atteste. Sa seule erreur est d’avoir voulu conclure avant de chercher. Qui l’en blâmerait ? Puisqu’il n’aurait certes pas entrepris cette recherche sans un espoir d’époque chevillé au corps. Cet espoir d’époque, il le trouvait dans la classe exploitée. Nous n’avons plus ce recours. Nous savons désormais que c’est nous-mêmes que nous devons affronter, nous-mêmes individuellement dans notre extériorisation techno-sociale. Que notre époque nous le fasse découvrir n’est pas surprenant, puisque c’est aujourd’hui que nous apparaît de manière évidente et concrète la vocation universelle du capital.

J’avais choisi il y a déjà longtemps de traduire cette universalité capitaliste par le concept de corps social pathologique. Il me semblait que pour peindre convenablement le monde contemporain, nous devions en finir avec la traduction économiste parcellaire, et qu’un langage plus poétique ou mythologique convenait mieux. Je le pense encore. Je voulais donc rendre la puissance inouïe du capital, comme maladie d’un corps social surintensifié, au métabolisme déréglé et hors contrôle du fait de l’allumage de la chaudière techno-sociale préexistente. Je voyais, et je vois toujours, l’accumulation capitaliste, la croissance infinie, la mobilisation universelle (au sens guerrier du terme) qu’elle implique, la soumission humaine à ses règles coercitives, comme l’emballement inévitable et dangereux d’un réacteur social en surrégime permanent. Je ne faisais là qu’interpréter la fameuse contradiction récurrente, mise en exergue par Marx, entre les capacités de production, stimulées par la nécessité de croissance du capital, et donc de l’investissement, et les capacités de circulation des marchandises, et donc de la consommation, qui donne les crises régulières de surproduction (de capital d’abord), dont nous vivons actuellement un des épisodes les plus durs de l’histoire. Je renvoie le lecteur intéressé à l’excellent résumé du Capital par Domenico Moro, paru récemment, et intitulé « La Crise du Capitalisme et Marx ». En employant une certaine terminologie médicale, je mettais l’accent sur le caractère organique de toute société, et de celle-ci en particulier, et je soulignais la continuité et même la consubstantialité entre corps individuel et corps social. Je marquais aussi le tragique de notre situation nouvelle qui ne permettait plus de concevoir un extérieur quelconque, ni non plus une sortie par la maladie elle-même. Je m’étais donc fermé volontairement, par probité intellectuelle, toutes les portes de sortie communément admises, et poussais le raisonnement, à partir des prémisses marxiennes, jusqu’à ses conclusions les plus extrêmes. J’étais bien décidé à affronter le désespoir, si la logique du capital m’obligeait au néant et à l’impuissance. Et, en effet, si l’on reste prisonnier de sa logique, le capital implique ce néant. D’où les philosophies de l’absurde au 20e siècle, celles aussi du nihilisme, et finalement celles du cynisme aujourd’hui comme hier. Le capital est nécessairement une mécanique de désenchantement, dans la mesure où il réduit toute existence à son instrumentalisation rationnelle immédiate. C’est pourquoi, quiconque réclame plus de rationalité gestionnaire en son sein (Domenico Moro par exemple, avec quasiment tous les marxistes) ne fait que suivre ses injonctions. Mais aussi, quiconque essaie de lui échapper par un retour littéral à d’anciennes mythologies élaborées avant son avènement, ne fera que renforcer sa puissance négative. D’un monstre pareil, on ne vient pas à bout en le méconnaissant, et encore moins en le niant.

Comment donc sortir de ce piège, où je m’étais enfermé de moi-même dans une sorte de défi ordalique, un peu à la manière de Descartes dans son poêle ? Eh, bien ! justement, par une sorte de cogito. Je pense sur le capital, corps social pathologique en moi et hors moi, je l’analyse et je le vois, donc je suis toujours, au moment où je le pense ainsi, un corps individuel autonome. Une part de moi échappe au capital, c’est donc sur ce territoire intérieur encore indépendant que je dois fonder mon empire. Il n’y a pas d’extérieur au capital, mais il reste une intériorité précieuse et humaine. Et j’imaginais une nouvelle épopée, une Iliade future, mettant en opposition, non plus des prolétaires contre des bourgeois, ou des pauvres contre des riches (même s’il faut en passer par là aussi), mais des corps individuels contre un corps social pathologique, bataille dont la ligne de front traverse tous les individus réels. Car ils peuvent choisir de se laisser absorber définitivement par ce corps social, ou bien travailler à leur émancipation, et d’abord en le comprenant. Je choisissais d’appeler cyniques les premiers, puisqu’ils se résignaient à un état de chose, en faisaient même la promotion ; et kuniques les seconds, en référence à l’individualité farouche d’un Diogène de Sinope, qui, à la puissance incarnée de son époque, rien de moins qu’Alexandre le Grand venant le visiter, su répondre superbement : « Otes-toi de mon soleil ! ».

Adrien Royo

samedi 2 janvier 2010

Précisions 2010

Précision importante à l'orée d'une année kunique, et pour répondre à quelques questions lancinantes : Toutes les images de ce blog, et tous les textes également, sauf spécification contraire, sont des créations d'Adrien Royo.