lundi 23 février 2009

Mystique kunique




Théorie des trois corps :

Corps individuel - corps social - corps naturel ou cosmique.

Ces trois corps n'en forment qu'un, le corps social étant l'articulation des deux autres. Il fut le moins théorisé parce que le plus invisible dans une perspective englobante, étant le langage extériorisé du corps individuel. Aucune religion ne fait grand cas de lui, comme acune politique ne fait grand cas des deux autres et donc ne vise à leur union. Or, la réalité d'aujourd'hui présente le symptôme inquiétant d'une hypertrophie de cette articulation, ce qui menace d'interdire définitivement la naissance de l'individu véritable, unification consciente des trois corps. Un corps individuel sans corps social et naturel n'existe pas, mais il peut fort bien susciter en revanche une langagisation métastatique proliférante, un corps social pathologique, ruinant toute possibilité de corps intégré. Le corps social, ainsi, d'articulation devient obstacle. Au lieu de devenir le langage de l'intégration, il se boucle en mouvement tautologique avorteur. Et il se boucle ainsi parce qu'on le laisse faire. Et on le laisse faire parce qu'on ne le voit pas comme corps social, mais comme société, c'est-à-dire comme pure extériorité. Autant les liens du corps individuel avec le corps naturel paraissent évidents, autant ceux du corps individuel avec le corps social apparaissent comme secondaires, aussi secondaires que ceux du corps social avec le corps naturel. L'écologie est un effort pour penser tout cela, mais elle en reste au seuil de l'immense chantier à venir.

mardi 17 février 2009

Potlatch

A partir du 2 mars 2009, au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis (93), sera donné le spectacle mis en scène par David Ayala : "Scanner", sous-titré: "Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consummés par le feu", sur un montage de textes de Guy Debord. En 1997, je présentai moi-même au Théâtre Paris-Vincennes, obscur théâtre de banlieue, avec des moyens ridicules et une bonne dose d'inconscience, une adaptation du film de ce même Guy Debord: "In girum imus nocte et consumimur igni". Je l'intulai "Potlatch", en référence à la première période debordienne. Comme il est peu probable que quiconque ait jamais entendu parler de cette exploration suicidaire, et comme, aussi, l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, je me permets cette petite note d'autosatisfaction et d'égotisme avant de proposer ci-après une nouvelle adaptation de ce texte, écrite il y a trois ans. Je profite aussi de cette tribune invisible pour saluer le courage et l'abnégation de mon ami de toujours : Richard Pech, dont l'appui matériel, psychologique et amical, me permit alors de mener à bien un projet dont la réalisation et le manque de succès nous mit tous deux sur la paille pour de nombreuses années.

Adrien Royo



"POTLATCH"


Personnages: Guy Debord, Dionysos, Famille-Chœur (5 personnes), deux livreurs, une femme, deux bourreaux.


Prologue:

Face aux spectateurs, une famille-chœur (trois adultes et deux adolescents), assise sur un canapé, devant un écran de télé diffusant un film à grand spectacle et de la publicité. Les spectateurs ne voient pas les images. Halo bleuté de l’écran comme seul éclairage. Après un instant, la télé semble parasitée. Voix de Debord, crescendo, avec des accents désuets à la « Radio Londres ». La famille-chœur se désespère. On vérifie dans tous les sens, on frappe sur le téléviseur, on s’énerve. Au comble de l’agacement, la famille détruit la télé à coup de battes de base-ball ou de clubs de golf. La voix continue malgré tout.


DEBORD (off) - Je ne ferai dans ce film aucune concession au public. Plusieurs excellentes raisons justifient, à mes yeux, une telle conduite ; et je vais les dire. Tout d’abord, il est assez notoire que je n’ai nulle part fait de concession aux idées dominantes de mon époque, ni à aucun des pouvoirs existants. Par ailleurs, quelle que soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public, fut-il composé des contemporains de Périclès ; et, dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables d’une démocratie. Voilà bien l’essentiel : ce public, si parfaitement privé de liberté, et qui a tout supporté, mérite moins que tout autre d’être ménagé. Les manipulateurs de la publicité, avec le cynisme traditionnel de ceux qui savent que les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne vengent pas, lui annoncent aujourd’hui tranquillement que « quand on aime la vie, on va au cinéma ». Mais cette vie et ce cinéma sont également peu de chose ; et c’est par là qu’ils sont effectivement échangeables avec indifférence. Le public du cinéma, qui n’a jamais été très bourgeois et qui n’est presque plus populaire, est désormais presque entièrement recruté dans une seule couche sociale, du reste devenu large : celle des petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces « services » dont le système a si impérieusement besoin : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement, et pseudo-critique. C’est là suffisamment dire ce qu’ils sont. Il faut compter aussi, bien sûr, dans ce public qui va encore au cinéma, la même espèce quand, plus jeune, elle n’en est qu’au stade d’un apprentissage sommaire de ces diverses tâches d’encadrement. Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et, en effet, ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.


La voix s’arrête sur l’image de la famille-chœur assise à nouveau sur le canapé, hébétée devant les débris d’un téléviseur qui refuse de mourir. Silence. Deux livreurs apportent un gros carton, le déballent, posent une nouvelle télé à la place de l’ancienne, sans parler, et sans que la famille esquisse le moindre geste. Ils la mettent en marche, puis repartent. Halo bleu. Son du même film à grand spectacle et des mêmes pubs qu’au début.




Première partie




Deux écrans, tout en hauteur, arrivent de part et d’autre du plateau. Images filmées de Debord et Dionysos en boxeurs : torses nus, en short, et bandages aux mains. Ils se présentent d’abord de profil, debout, semblant regarder la famille, puis se tournent vers les spectateurs, avant de faire demi-tour, et de s’éloigner lentement à l’image.



DIONYSOS - Comme le mode de production les a durement traités !

DEBORD - Comme le mode de production les a durement traités !

DIONYSOS - De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait.

DEBORD - Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé. Ils n’en ignorent que la révolte.

DIONYSOS - Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres.

DEBORD - Mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût.

DIONYSOS - Mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées.

DEBORD - Continuellement et mesquinement surveillés.

DIONYSOS - Entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres.

DEBORD - Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente.

DIONYSOS - Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles. Ils meurent par série sur les routes.

DEBORD - A chaque épidémie de grippe…

DIONYSOS - A chaque vague de chaleur…

DEBORD - A chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments…

DIONYSOS - A chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres.


Pendant que les deux personnages s’éloignent sur les écrans, les membres de la famille-chœur, à tour de rôle, se lèvent puis se rassoient pour dire les répliques suivantes :


LA MERE - Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale.

LE PERE - On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut … »

ENFANT 1 - Et ils veulent bien le croire.

ENFANT 2 - Mais surtout, on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes…

LE GRAND-PERE - Improvisées de la veille.

LE PERE - Leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment…

LA MERE - Et aussi bien le contraire le lendemain.

LE PERE - Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits…

LA MERE - Perte qui leur interdit le moindre dialogue…

LE PERE - Séparés par leur incessante concurrence…

LE GRAND-PERE - Toujours pressés par le fouet…

ENFANT 1 - Dans la consommation ostentatoire du néant…

ENFANT 2 - Et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction…

ENFANT 1 - On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants…

ENFANT 2 - Déjà leurs rivaux…

ENFANT 1 - Qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents…

ENFANT 2 - Et sourient de leur échec flagrant…

LE PERE - Méprisent, non sans raisons, leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés.

TOUS - Ils se rêvent les métis de ces nègres là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.



Tous se rassoient. Musique (peut-être Don Ellis « FFFFFF », Live at Montreux 77). Lumière dans la salle. Les portes s’ouvrent. Des cris dans le hall. La famille-choeur descend du plateau, et, comme si elle se sentait coupable de quelque crime, se précipite vers les portes pour les fermer. Les cris arrivent sur la scène. Une femme habillée en homme est entraînée par deux hommes habillés en femme. Elle se débat en criant. Ils l’entraînent violemment à l’avant-scène et procèdent, avec une épée, à sa mise à mort. Il s’agit d’un sacrifice rituel et barbare. La famille, depuis la salle, observe, un peu terrorisée. Sur les côtés, les écrans montrent maintenant les portraits de nos dirigeants (Président de la République, Premier Ministre, ministres les plus importants, chefs d’entreprises connus, etc.) avec des noms inscrits tels que : Robespierre, Danton, Voltaire, Diderot, etc… La victime est traînée vers les coulisses. Les portes de la salle s’ouvrent à nouveau. La famille-chœur se précipite sur la scène, et reprend sa place sur le canapé. Le halo bleuté les submerge. Le son du film ou de la pub reprend. Dionysos, en boxeur, couronne de lierre sur la tête, entre par une des portes. Debord, en boxeur également, entre par la porte opposée. Tout en parlant, ils traversent lentement la salle jusqu’au plateau. Sur les écrans, image d’un liquide rouge dégoulinant doucement. Il finira par en couvrir toute la surface.




DIONYSOS - Cependant, ces travailleurs privilégiés de la société marchande accomplie ne ressemblent pas aux esclaves en ce sens qu’ils doivent pourvoir eux-mêmes à leur entretien. Leur statut peut être plutôt comparé au servage, parce qu’ils sont exclusivement attachés à une entreprise et à sa bonne marche, quoique sans réciprocité en leur faveur ; et surtout parce qu’ils sont étroitement astreints à résider dans un espace unique : le même circuit des domiciles, bureaux, autoroutes, vacances et aéroports toujours identiques.

DEBORD - Mais ils ressemblent aussi aux prolétaires modernes par l’insécurité de leurs ressources, qui est en contradiction avec la routine programmée de leur dépenses. Il leur faut acheter des marchandises, et l’on a fait en sorte qu’ils ne puissent garder de contact avec rien qui ne soit une marchandise.

DIONYSOS - Où pourtant, leur situation économique s’apparente plus précisément au système particulier du « péonage », c’est en ceci que, cet argent autour duquel tourne toute leur activité, on ne leur en laisse même pas le maniement momentané. Ils ne peuvent que le dépenser, le recevant en trop petite quantité pour l’accumuler. Ils se voient obligés de consommer à crédit ; et l’on retient sur leur salaire le crédit qui leur est consenti, dont ils auront à se libérer en travaillant encore. Comme toute l’organisation de la distribution des biens est liée à celle de la production et de l’Etat, on rogne sans gêne sur leurs rations, de nourriture comme d’espace, en quantité et en qualité. Quoique restant formellement des travailleurs et des consommateurs libres, ils ne peuvent s’adresser ailleurs, car c’est partout que l’on se moque d’eux. Ceux qui n’ont jamais eu de proie, l’on lâchée pour l’ombre.



Ils montent sur la scène, l’un à cour, l’autre à jardin, et restent un instant dos aux spectateurs, regardant la famille-chœur devant la télé.



DEBORD - Ceux qui n’ont jamais eu de proie, l’on lâchée pour l’ombre.

DIONYSOS - Le caractère illusoire des richesses que prétend distribuer la société actuelle, s’il n’avait pas été reconnu en toutes les autres matières, serait suffisamment démontré par cette seule observation que c’est la première fois qu’un système de tyrannie entretient aussi mal ses familiers, ses experts, ses bouffons. Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie.



Prenant soudain conscience d’une présence, la famille se tourne vers Dionysos, et se lève dans un état de grande excitation, comme s’il s’agissait d’une rock-star croisée dans la rue. Elle s’avance vers lui, très groupée. Debord se dirige vers le canapé laissé libre, et s’assoit un instant devant la télé.



DEBORD - Autrement dit, c’est la première fois que des pauvres croient faire partie d’une élite économique, malgré l’évidence contraire. Non seulement ils travaillent, ces malheureux spectateurs, mais personne ne travaille pour eux…

DIONYSOS - Et moins que personne les gens qu’ils payent : car leurs fournisseurs mêmes se considèrent plutôt comme leurs contremaîtres, jugeant s’ils sont venus assez vaillamment au ramassage des ersatz qu’ils ont le devoir d’acheter. Rien ne saurait cacher l’usure véloce qui est intégré, dès la source, non seulement pour chaque objet matériel, mais jusque sur le plan juridique, dans leurs rares propriétés. De même qu’ils n’ont pas reçu d’héritages, ils n’en laisseront pas.



Debord quitte la scène. Dionysos, seul, saisit l’épée laissée là par les sacrificateurs, et se livre en parlant à quelques mouvements de sabre, à la manière d’un samouraï. Les écrans sont entièrement rouges. Prise d’une frénésie brutale, la famille-chœur se lance dans une danse échevelée autour de lui, en se déshabillant. Scène grotesque. Sur le rouge des écrans, s’inscrit : « La Naissance de la Tragédie ».



DIONYSOS - De prime abord, j’ai trouvé bon de m’adonner au renversement de la société, et j’ai agi en conséquence. J’ai pris ce parti dans un moment où presque tous croyaient que l’infamie existante, dans sa version bourgeoise, ou dans sa version bureaucratique, avait le plus bel avenir. Et, depuis lors, je n’ai pas, comme les autres, changé d’avis une ou plusieurs fois, avec le changement des temps ; ce sont plutôt les temps qui ont changé selon mes avis. Il y a là de quoi déplaire aux contemporains. D’autres sont capables d’orienter et de mesurer le cours de leur passé selon leur élévation dans une carrière, l’acquisition de diverses sortes de biens, ou parfois, l’accumulation d’ouvrages scientifiques ou esthétiques qui répondaient à une demande sociale. Ayant ignoré toute détermination de cette sorte, je ne revois, dans le passage de ce temps désordonné, que les éléments qui l’ont effectivement constitué pour moi – ou bien les mots et les figures qui leur ressemblent : ce sont des jours et des nuits, des villes et des vivants, et au fond de tout cela, une incessante guerre.



Il sort vivement, entraînant la famille-chœur après lui. Son d’un métro en circulation. Images, sur les écrans, d’un métro qui passe dans une station.





Deuxième partie





Debord rentre. En vêtements de ville, cette fois. Il fume une cigarette, et adopte une attitude assez désinvolte. Pendant qu’il prononcera ses premières phrases, deux ou trois personnes réorganiseront l’espace de la scène. La télé sera sortie, la place nettoyée des débris restants du prologue, et le canapé tiré à l’avant-scène. Puis, les écrans se déplaceront vers l’intérieur du plateau, et s’arrêteront de part et d’autre du canapé, un peu derrière, portant toujours les images du métro. Debord observera négligemment tout cela en parlant et fumant. Musique de fond : largo du concerto « Le printemps » de Vivaldi.

Durant cette partie, Dionysos interviendra sporadiquement (habillé en smoking, avec sa couronne de lierre sur la tête) comme élément perturbateur (bousculant Debord, le frappant parfois), avant de revenir plus longuement sur la fin.



DEBORD - J’ai passé mon temps dans quelques pays de l’Europe, et c’est au milieu du siècle, quand j’avais dix-neuf ans, que j’ai commencé à mener une vie pleinement indépendante ; et tout de suite, je me suis trouvé comme chez moi dans la plus mal famée des compagnies. C’était à Paris, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres plutôt que riches n’importe où ailleurs. (Le son du métro s’arrête brutalement, les images continuent). Qui pourrait, alors qu’il n’en reste rien, comprendre cela ; hormis ceux qui se souviennent de cette gloire ? Qui d’autre pourrait savoir les fatigues et les plaisirs que nous avons connus dans ces lieux où tout est devenu si mauvais ?

VOIX OFF - « Ici fut la demeure antique du roi de Ou. L’herbe fleurit en paix sur ses ruines. – Là, ce profond palais des Tsin, somptueux jadis, et redouté. – Tout cela est à jamais fini, tout s’écoule à la fois, les évènements et les hommes, - comme ces flots incessants du Yang-Tseu-Kiang, qui vont se perdre dans la mer. »




Arrive la famille-chœur en courant. Elle vient se placer sur toute la largeur du plateau, à l’avant-scène, face aux spectateurs. Debord monte sur le canapé, reste un instant debout, puis s’assoit sur le dossier. Dans un bel ensemble silencieux, le chœur se livre à une sorte de ballet minimaliste et comique. Sur les écrans, images d’un certain Paris d’aujourd’hui : Métro, scènes d’embouteillages, sortie de bureaux, etc.




DEBORD - Paris alors, dans les limites de ses vingt arrondissements, ne dormait jamais tout entier, et permettait à la débauche de changer trois fois de quartier dans chaque nuit. On n’en avait pas encore chassé et dispersé les habitants. Il y restait un peuple qui avait dix fois barricadé ses rues et mis en fuite des rois. C’était un peuple qui ne se payait pas d’images. On n’aurait pas osé, quand il vivait dans sa ville, lui faire mangé ou lui faire boire ce que la chimie de substitution n’avait pas encore osé inventer. Les maisons n’étaient pas désertes dans le centre, ou revendues à des spectateurs de cinéma qui sont nés ailleurs, sous d’autres poutres apparentes. La marchandise moderne n’était pas encore venue nous montrer tout ce que l’on peut faire d’une rue. Personne, à cause des urbanistes, n’était obligé d’aller dormir au loin. On n’avait pas encore vu, par la faute du gouvernement, le ciel s’obscurcir et le beau temps disparaître, et la fausse brume de la pollution couvrir en permanence la circulation mécanique des choses, dans cette vallée de la désolation. Les arbres n’étaient pas morts étouffés ; et les étoiles n’étaient pas éteintes par le progrès de l’aliénation. Les menteurs étaient comme toujours au pouvoir ; mais, le développement économique ne leur avait pas encore donné les moyens de mentir sur tous les sujets, ni de confirmer leurs mensonges en falsifiant le contenu effectif de toute la production.



Le chœur se précipite vers le canapé, et se place, assis en demi-cercle, face à Debord, comme face à un conteur, dans une pose un peu forcée, ironique. Il commencera, pendant le monologue suivant, à chantonner une vieille chanson sur Paris.



DEBORD - On aurait été aussi étonnés alors de trouver imprimés ou construits dans Paris tous ces livres rédigés depuis en béton et en amiante, et tous ces bâtiments maçonnés en plats sophismes, qu’on le serait aujourd’hui si l’on voyait resurgir un Donatello ou un Thucydide. Musil, dans « L’Homme sans Qualités », note qu’« il est des activités intellectuelles où ce ne sont pas les gros livres, mais les petits traités, qui font la fierté d’un homme. Si quelqu’un venait à découvrir, par exemple, que les pierres, dans certaines circonstances restées jusqu’alors inobservées, peuvent parler, il ne lui faudrait que peu de pages pour décrire et expliquer un phénomène aussi révolutionnaire ». Je me bornerai donc à peu de mots pour annoncer que, quoi que d’autres veuillent en dire, Paris n’existe plus. La destruction de Paris n’est qu’une illustration exemplaire de la mortelle maladie qui emporte en ce moment toutes les grandes villes, et cette maladie n’est elle-même qu’un des nombreux symptômes de la décadence matérielle d’une société. Mais Paris avait plus à perdre qu’aucune autre. C’est une grande chance que d’avoir été jeune dans cette ville quand, pour la dernière fois, elle a brillé d’un feu si intense.



Debord, agacé, saute du canapé et se met à marcher rapidement de long en large. Le chœur le poursuit.



DEBORD - Il y avait, sur la rive gauche du fleuve…

CHŒUR (le harcelant) - On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve, ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état.

DEBORD - …Un quartier où le négatif tenait sa cour.

CHŒUR (s’arrêtant, puis s’adressant aux spectateurs, professoral) - Il est banal de remarquer que, même dans les périodes agitées par de grands changements, les esprits les plus novateurs se défont difficilement de beaucoup de conceptions antérieures devenues incohérentes, et en conservent au moins quelques-unes, parce qu’il serait impossible de repousser globalement comme fausses et sans valeur des affirmations universellement admises.

DEBORD (au chœur) - Ne travaillez jamais !

CHŒUR (marchant lentement, et se parlant à lui-même) - Il faut pourtant ajouter, quand on connaît par la pratique ce genre d’affaires, que de telles difficultés cessent d’encombrer dès le moment où un groupe humain commence à fonder son existence sur le refus délibéré de ce qui est universellement admis ; et sur le mépris complet de ce qui pourra en advenir.




Pendant la réplique suivante, le chœur danse de manière burlesque, bougeant n’importe comment.




DEBORD (assis par terre dans un coin de la scène) - Ceux qui s’étaient assemblés là paraissaient avoir pris pour seul principe d’action, d’entrée de jeu et publiquement, le secret que le Vieux de la Montagne ne transmit, dit-on, qu’à son heure dernière, au plus fidèle lieutenant de ses fanatiques : « Rien n’est vrai ; tout est permis. » Dans le présent, ils n’accordaient aucune sorte d’importance à ceux qui n’étaient pas parmi eux, et je pense qu’ils avaient raison ; et dans le passé, si quelqu’un éveillait leur sympathie, c’était Arthur Cravan, déserteur de dix-sept nations, ou peut-être aussi Lacenaire, bandit lettré.

CHŒUR (fort, vers les spectateurs) - Ne travaillez jamais !

DEBORD (mauvais) - Dans ce site, l’extrémisme s’était proclamé indépendant de toute cause particulière, et s’était superbement affranchi de tout projet. Une société déjà vacillante, mais qui l’ignorait encore, parce que partout ailleurs les vieilles règles étaient encore respectées, avait laissés pour un instant le champ libre à ce qui est le plus souvent refoulé, et qui pourtant a toujours existé : l’intraitable pègre ; le sel de la terre ; des gens bien sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat.




Images de super-héros sur les écrans. Le chœur prend place sur le canapé, debout.




CHŒUR (dite en même temps que la réplique suivante) - « Article 488. La majorité est fixée à vingt et un ans accomplis ; à cet âge on est capable de tous les actes de la vie civile. »

« Une science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à la morale. Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations. »

« Mais on ne parle pas de Sade dans ce film. »

« L’ordre règne mais ne gouverne pas. »

« Le démon des armes. Vous vous souvenez. C’est cela. Personne ne nous suffisait. Tout de même… La grêle sur les bannières de verre. On s’en souviendra de cette planète. »

« Article 489. Le majeur qui est dans un état habituel d’imbécillité, de démence ou de fureur, doit être interdit, même lorsque cet état présente des intervalles lucides. »

« Après toutes les réponses à contretemps, et la jeunesse qui se fait vieille, la nuit retombe de bien haut. »

« Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes. »


DEBORD (se levant, et marchant) - Un film que je fis à ce moment, et qui évidemment suscita la colère des esthètes les plus avancés, était d’un bout à l’autre comme ce qu’on entend ici. Et ces pauvres phrases étaient prononcées sur un écran entièrement blanc, mais entouré de fort longues séquences noires, où rien n’était dit. Certains sans doute voudraient croire que l’expérience a pu m’enrichir en talents ou en bonne volonté. Serait-ce donc l’expérience d’une amélioration de ce que je refusais alors ? Ne me faites pas rire. Pourquoi celui qui, étant jeune, a voulu être si insupportable dans le cinéma, s’avèrerait-il plus intéressant, étant plus âgé ? Tout ce qui a été si mauvais ne peut jamais être vraiment meilleurs. On a beau dire : « il a vieilli ; il a changé » ; il est aussi resté le même.



Sur un des écrans, Lacenaire seul. Extrait du film «Les Enfants du Paradis ». Sur l’autre, Debord en boxeur. Le chœur mime les répliques suivantes, en même temps qu’elles sont prononcées.



LACENAIRE - Je ne suis pas cruel, je suis logique. Depuis longtemps j’ai déclaré la guerre à la société.

GARANCE - Et vous avez tué beaucoup de monde, ces temps-ci, Pierre-François ?

LACENAIRE - Non, mon ange, voyez : aucune trace de sang. Seulement quelques tâches d’encre. Mais rassurez-vous Garance, je prépare quelque chose d’extraordinaire… Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. Ils ne me l’ont pas pardonné. Belle jeunesse vraiment ! Mais quelle prodigieuse destinée ! Je n’ai pas de vanité, je n’ai que de l’orgueil, et je suis sûr de moi ; absolument sûr. Petit voleur par nécessité, assassin par vocation, ma route est toute tracée, mon chemin est tout droit, et je marcherai la tête haute. Jusqu’à ce qu’elle tombe dans le panier, naturellement ! D’ailleurs, mon père me l’a si souvent dit : « Pierre-François, vous finirez sur l’échafaud.

GARANCE : vous avez raison Pierre-François, il faut toujours écouter ses parents.



Sur les écrans, se succèdent quelques figures de monstres mythologiques (centaures, Gorgone, etc.). Debord rallume une cigarette. Détachement. Il marche.



DEBORD - Dans ce lieu qui fut la brève capitale de la perturbation, s’il est vrai que la population choisie comptait un certain nombre de voleurs, et occasionnellement de meurtriers, l’existence de tous était principalement caractérisée par une prodigieuse inactivité ; et entre tant de crimes et délits que les autorités y dénoncèrent, c’est cela qui fut ressenti comme le plus menaçant.



Off, la voix de l’Expert dans le film « Les Enfants du Paradis » : « Qu’est-ce que t’en dis l’artiste ? Tu dis rien ? T’es un sage. Faut jamais rien dire ».



Dionysos arrive (en smoking, couronne de lierre sur la tête). Il se retrouve face à Debord, comme pour un duel. Le chœur prend peur, et saute du canapé. Immobilité silencieuse pendant quelques secondes. Ils avancent l’un vers l’autre. Debord de façon très détachée, indolente, et Dionysos de manière grotesque.



DEBORD - C’était le labyrinthe le mieux fait pour retenir les voyageurs. Ceux qui s’y arrêtèrent deux jours n’en repartir plus, du moins tant qu’il exista. Personne ne quittait ces quelques rues ou ces quelques tables où le point culminant du temps avait été découvert.



Off, la voix de Garance, toujours extraite du même film : « Ah ben ! elle est gaie, elle est jolie, elle est propre la philosophie ! »



Dionysos fait peur au chœur en criant. Le chœur s’assoit brutalement sur le canapé. Dionysos et Debord se rapprochent l’un de l’autre.



DEBORD - Tous s’admiraient d’avoir soutenu un défi si magnifiquement désastreux. Et de fait, je crois bien qu’aucun de ceux qui sont passés par là n’a jamais acquis la moindre réputation honnête dans le monde. Chacun buvait quotidiennement plus de verres qu’un syndicat ne dit de mensonge pendant toute la durée d’une grève sauvage.


Dionysos, brusquement, fait demi-tour. Il sort un instant, puis revient, muni d’une grosse corde et d’un fouet. Tout s’accélère. Il s’avance sur Debord, lui glisse un nœud coulant autour du cou, et confie la corde au chœur, surpris. Dionysos se recule, et fouette le sol. Le chœur le regarde sans savoir quoi faire, inquiet. Il se lève, à tout hasard. Dionysos s’accroupit, et reste un instant à observer. Après avoir roulé et posé délicatement le fouet sur le sol, il repart doucement. Comme si de rien n’était, Debord traverse le plateau, la corde au cou.



DEBORD - Des bandes de policiers, dont les marches soudaines étaient éclairées par un grand nombre d’indicateurs, ne cessaient de lancer des incursions sous tous les prétextes, mais le plus souvent dans l’intention de saisir des drogues, et les filles qui n’avaient pas dix-huit ans. Comment ne me serais-je pas souvenu des charmants voyous et des filles orgueilleuses avec qui j’ai habité ces bas-fonds, lorsque plus tard, j’ai entendu une chanson que chantent les prisonniers en Italie ? Tout le temps avait passé comme nos nuits d’alors, sans renoncer à rien. « Dans la rue Filangieri, il y a une cloche ; à chaque fois qu’elle sonne, c’est une condamnation… La plus belle jeunesse meurt en prison. » Quoique méprisant toutes les illusions idéologiques, et assez indifférents à ce qui viendrait plus tard leur donner raison, ces réprouvés n’avaient pas dédaigné d’annoncer au dehors ce qui allait suivre. Achever l’art, aller dire en pleine cathédrale que Dieu était mort, entreprendre de faire sauter la Tour Eiffel, tels furent les petits scandales auxquels se livrèrent sporadiquement ceux dont la manière de vivre était un si grand scandale. Ils s’interrogeaient aussi sur l’échec de quelques révolutions. Ils se demandaient si le prolétariat existe vraiment, et dans ce cas ce qu’il pourrait bien être. Quand je parle de ces gens, j’ai l’air peut-être d’en sourire. Il ne faut pas le croire. J’ai bu leur vin. Je leur suis fidèle. Et je ne crois pas être devenu par la suite, en quoi que ce soit, mieux que ce qu’ils étaient eux-mêmes en ce temps-là. Considérant les grandes forces de l’habitude et de la loi, qui pesaient sans cesse sur nous pour nous disperser, personne n’était sûr d’être encore là quand finirait la semaine. Et là était tout ce que nous aimerions jamais. Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait trembler la terre. Le suicide en emportait beaucoup. « La boisson et le diable ont expédié les autres », comme le dit aussi une chanson. A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimé tant de mots railleurs et tristes.

CHŒUR (sur la réplique précédente) - Une génération passe et une autre lui succède, mais la terre demeure toujours. Le soleil se lève et se couche, et il retourne d’où il était parti… Tous les fleuves entrent dans la mer, et la mer n’en regorge point. Les fleuves retournent au même lieu d’où ils étaient partis, pour s’écouler encore… Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel, après le terme qui lui a été prescrit… Il y a temps de tuer et temps de guérir, temps d’abattre et temps de bâtir… Il y a temps de déchirer et temps de rejoindre, temps de se taire et temps de parler… Il vaut mieux voir ce que l’on désire, que de souhaiter ce que l’on ignore : mais cela même est une vanité et une présomption d’esprit…
Qu’est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est au-dessus de lui, lui qui ignore ce qui lui est avantageux en sa vie pendant les jours qu’il est étranger sur la terre, et durant le temps qui passe comme l’ombre ? Nous allons passer la rivière et nous reposer à l’ombre de ces arbres.



Noir brutal. Sur les écrans, s’inscrit lentement le palindrome de Virgile : in girum imus nocte et consumimur igni. Debord, isolé par la lumière, s’avance vers le public. Le chœur lâche la corde, et sort très lentement pendant que deux personnes viennent tirer le canapé en coulisse. Les deux écrans, s’écartent.



DEBORD - Mais rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : in girum imus nocte et consumimur igni. In girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu.



Debord recule jusqu’à disparaître totalement au lointain. Il est obligé, à mesure qu’il s’éloigne, de pousser un peu la voix pour se faire entendre.



DEBORD - C’est à partir des circonstances de ce moment que j’ai suivi tout naturellement l’enchaînement de tant de violences et de tant de ruptures, où tant de gens furent traités si mal ; et toutes ces années passées en ayant toujours, pour ainsi dire, le couteau à la main. Peut-être aurions-nous pu être un peu moins dépourvus de pitié, si nous avions trouvé quelque entreprise déjà formée, qui nous eût paru mériter l’emploi de nos forces. Mais il n’y avait rien de tel. La seule cause que nous ayons soutenue, nous avons dû la définir nous-mêmes. Et il n’existait rien au-dessus de nous que nous ayons pu considérer comme estimable. Pour quelqu’un qui pense et agit de la sorte, il est vrai qu’il n’y a pas d’intérêt à écouter un instant de trop ceux qui trouvent quelque chose de bon ou seulement quelque chose à ménager, dans les conditions existantes ; ou ceux qui perdent le chemin qu’ils avaient paru vouloir suivre ; ni même, parfois, ceux qui n’ont pas compris assez vite. D’autres, plus tard, se sont mis à préconiser la révolution de la vie quotidienne, de leurs voix timides ou de leurs plumes prostituées ; mais d’assez loin, et avec la calme assurance de l’observation astronomique. Cependant, quand on a eu l’occasion de prendre part à une tentative de ce genre, et si l’on a échappé aux brillantes catastrophes qui l’environnent ou la suivent, on ne se trouve pas dans une position si facile. La chaleur et le froid de cette époque ne vous quitteront plus. Il faut découvrir comment il serait possible de vivre des lendemains qui soient dignes d’un si beau début. Cette première expérience de l’illégalité, on veut la continuer toujours. Voilà comment s’est embrasée, peu à peu, une nouvelle époque d’incendies, dont aucun de ceux qui vivent en ce moment ne verra la fin : l’obéissance est morte. Il est admirable de constater que les troubles qui sont venus d’un lieu si infime et éphémère ont finalement ébranlé l’ordre du monde. On n’ébranlerait jamais rien par de tels procédés si l’on avait affaire à une société harmonieuse, et qui saurait gérer sa puissance, mais la nôtre, on le sait maintenant, était tout le contraire. Quand à moi, je n’ai jamais rien regretté de ce que j’ai fait, et j’avoue que je suis encore complètement incapable d’imaginer ce que j’aurais pu faire d’autre étant ce que je suis.



Le palindrome de Virgile reste sur les écrans. Bruit d’un feu très violent. Noir. Les écrans disparaissent à cour et jardin. Le plateau reste vide.






Troisième partie





Un mannequin tombe des cintres au bout d’une corde. Un pendu. Puis, un deuxième, un troisième, puis deux ou trois en même temps. Au final, cinq ou six pendus ornent la scène, accrochés à mi-hauteur. Dionysos rentre seul. Il est toujours en smoking, avec une couronne de lierre sur la tête, mais il porte autour du cou une grosse corde avec un nœud coulant qui monte à la verticale, sur un mètre, au-dessus de sa tête, tenant toute seule. Il erre sur la scène en fumant un gros cigare. On entend Whisper Not de Benny Golson. Il dansote. Debord rentre à son tour en faisant la roue. Il se met à danser à la Fred Astaire. Il porte des culottes courtes, des chaussettes montantes et une veste d’écolier anglais. Brusquement, Dionysos s’avance vers le public, et se met à parler d’une façon un peu hallucinée. Debord continue de danser.



DIONYSOS - La première phase du conflit, en dépit de son âpreté, avait revêtu de notre côté tous les caractères d’une défense statique. Etant surtout définie par sa localisation, une expérience spontanée ne s’était pas assez comprise en elle-même, et elle avait aussi trop négligé les grandes possibilités de subversion présentes dans l’univers apparemment hostile qui l’entourait. Alors que l’on voyait notre défense submergée, et déjà quelques courages faiblir, nous fûmes quelques uns à penser qu’il faudrait sans doute continuer en nous plaçant dans la perspective de l’offensive : en somme, au lieu de se retrancher dans l’émouvante forteresse d’un instant, se donner de l’air, opérer une sortie, puis tenir la campagne, et s’employer tout simplement à détruire entièrement cet univers hostile, pour le reconstruire ultérieurement, si faire se pouvait, sur d’autres bases.



Dionysos se remet à dansoter. Bruit assez fort de roues (charrette sur un chemin pierreux). Debord s’arrête, se retourne, et se fige. Le chœur arrive par la droite, au lointain, en poussant ou tirant une espèce de tour métallique sur roulettes, à l’intérieur de laquelle ont été installées deux roues crantées, une petite et une grande, formant engrenage, leurs deux axes reliés entre eux par une barre, façon vieille locomotive à vapeur. La petite ressort légèrement sur le côté droit de la tour. A gauche dépasse une tête de cheval. Cette figure devra donner quelque chose comme un hybride de mythologie dadaïste.



CHŒUR - « Il faut traverser la vaste carrière du temps pour arriver au centre de l’occasion. »



Dionysos grimpe sur la tour, qui s’est immobilisée au centre de la scène. Il prend place tout en haut. Plus de corde autour du cou. Elle a été remplacée, pendant qu’il montait, par un serpent qui dresse la tête sur son épaule droite, bouche ouverte et langue tirée.



CHŒUR - Il y avait eu des précédents, mais ils étaient alors oubliés.



Bruits de machines. Pendant le monologue suivant, Dionysos répètera certains mots, ou parties de phrases, comme le font parfois les fidèles noirs pendant le sermon du pasteur. Le chœur, lui, fera cérémonieusement une sorte de procession erratique à travers le plateau.



DEBORD (débit mécanique) - Il nous fallait découvrir où allait le cours des choses, et le démentir si complètement qu’il fût un jour, à l’inverse, contraint de se plier à nos goûts. La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherché dans les livres, mais en errant. C’était une dérive à grandes journées, où rien ne ressemblait à la veille ; et qui ne s’arrêtait jamais. Surprenantes rencontres, obstacles remarquables, grandioses trahisons, enchantements périlleux, rien ne manqua dans cette poursuite d’un autre Graal néfaste, dont personne n’avait voulu. Et même, un jour malheureux, le plus beau joueur parmi nous se perdit dans les forêts de la folie. Avions-nous, à la fin, rencontré l’objet de notre quête ? Il faut croire que nous l’avions au moins fugitivement aperçu, parce qu’il est en tout cas flagrant qu’à partir de là nous nous sommes trouvés en état de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie, et possesseurs d’un bien étrange pouvoir de séduction : car personne ne nous a depuis lors approchés sans vouloir nous suivre ; et donc, nous avions mis la main sur le secret de diviser ce qui était uni. Ce que nous avons compris, nous ne sommes pas aller le dire à la télévision. Nous n’avons pas aspiré aux subsides de la recherche scientifique, ni aux éloges des intellectuels de journaux. Nous avons porté de l’huile là où était le feu. C’est ainsi que nous nous sommes engagés définitivement dans le parti du Diable, c’est-à-dire de ce mal historique qui mène à leur destruction les conditions existantes ; dans le « mauvais côté » qui fait l’histoire en ruinant toute satisfaction établie.



Off, pendant la réplique précédente, un extrait d’un autre film de Carné-Prévert, Les « Visiteurs du Soir » : « Oh ! Quel beau feu ! J’aime bien le feu. Lui aussi m’aime bien. Tenez, voyez comme les flammes sont prévenantes pour moi. Elles me lèchent les doigts comme le ferait un jeune chien. C’est agréable… Pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté. Il est vrai que mon nom, mes titres, ne vous diraient pas grand-chose : je viens de si loin. Oublié dans son pays, inconnu ailleurs, tel est le destin du voyageur. »



CHŒUR - « Il n’y a pas de folie plus grande que l’organisation présente de la vie. »



Les pendus tombent au sol un par un sur la réplique suivante. Des faisceaux lumineux jaillissent de l’intérieur de la tour dans toutes les directions, sous forme de flashes.



DEBORD - Ceux qui n’ont pas commencé à vivre, mais se réservent pour une meilleure époque, et qui ont si peur de vieillir, n’attendent rien de moins qu’un paradis permanent. L’un le place dans une révolution totale, et l’autre, c’est parfois le même, dans un stade supérieur de son ascension de salarié. En somme, ils attendent que leur soit devenu accessible ce qu’ils ont contemplé dans l’imagerie inversée du spectacle : une unité heureuse éternellement présente. Mais ceux qui ont choisi de frapper avec le temps savent que leur arme est également leur maître ; et qu’ils ne peuvent s’en plaindre. Il est aussi le maître de ceux qui n’ont pas d’arme, et maître plus dur. Quand on ne veut pas se ranger dans la clarté trompeuse du monde à l’envers, on passe en tout cas, parmi ses croyants, pour une légende controversée, un invisible et malveillant fantôme, un pervers prince des ténèbres. Beau titre, après tout : le système des lumières présentes n’en décerne pas de si honorable.


Le chœur, pendant le monologue qui suit, s’avance vers Debord, l’encercle, l’accule, sans qu’il se débatte, et le déshabille lentement. Puis, il rejoue une manière de passion christique dérisoire en le traînant presque nu (en slip) vers la tour, et en l’attachant devant la grande roue, bras et jambes écartés. Après avoir installé un micro devant Debord, le chœur se livre, face public, à une danse absurde au milieu des mannequins jonchant le sol. De l’intérieur de la tour jaillissent des images, projetées par gerbes. Elles éclaboussent la salle et les parois de la scène. Il s’agit de photographies du quotidien actuel le plus banal. A la fin de la réplique, seul les faisceaux de lumière jailliront.



DEBORD - Nous sommes donc devenus les émissaires du Prince de la Division, de « celui à qui on a fait du tort », et nous avons entrepris de désespérer ceux qui se considéraient comme les humains. Tout au long des années qui suivirent, des gens de vingt pays se trouvèrent pour entrer dans cette obscure conspiration aux exigences illimitées. Combien de voyages hâtifs ! Combien de longues disputes ! Combien de rencontres clandestines dans tous les ports de l’Europe ! Ainsi fut tracé le programme le mieux fait pour frapper d’une suspicion complète l’ensemble de la vie sociale : classes et spécialisations, travail et divertissement, marchandise et urbanisme, idéologie et Etat, nous avons démontré que tout était à jeter. Et un tel programme ne contenait nulle autre promesse que celle d’une autonomie sans frein et sans règles. Ces perspectives sont aujourd’hui entrées dans les mœurs, et partout l’on combat pour ou contre elles. Mais alors elles eussent certainement paru chimériques, si la conduite du capitalisme moderne n’avait pas été plus chimérique encore. Il existait bien alors quelques individus pour demeurer d’accord, avec plus ou moins de conséquence, sur l’une ou l’autre de ces critiques, mais pour les reconnaître toutes, il n’y avait personne ; et d’autant moins pour savoir les formuler, et les mettre au jour. C’est pourquoi aucune autre tentative révolutionnaire de cette période n’a eu la moindre influence sur la transformation du monde. Nos agitateurs ont fait passer partout des idées avec lesquelles une société de classes ne peut pas vivre. Les intellectuels au service du système, d’ailleurs encore plus visiblement en déclin que lui, essaient aujourd’hui de manier ces poisons pour trouver des antidotes ; et ils n’y réussiront pas. Ils avaient fait auparavant les plus grands efforts pour les ignorer, mais aussi vainement : tant est grande la force de la parole dite en son temps. Tandis que le continent était parcouru par nos menées séditieuses, qui commençaient même à toucher les autres, Paris, où l’on pouvait si bien passer inaperçu, était encore au milieu de tous nos voyages, comme le plus fréquenté de nos rendez-vous. Mais ses paysages s’étaient altérés et tout finissait de se dégrader et de se défaire. Et pourtant, le soleil couchant de cette cité laissait, par places, quelques lueurs, quand nous regardions s’y écouler les derniers jours, nous retrouvant dans un décor qui allait être emporté, et occupé de beautés qui ne reviendront pas. Il faudrait bientôt la quitter, cette ville qui pour nous fut si libre, mais qui va tomber entièrement aux mains de nos ennemis. Déjà s’y applique sans recours leur loi aveugle, qui refait tout à leur ressemblance, c’est-à-dire sur le modèle d’une sorte de cimetière. Il faudra la quitter, mais non sans avoir tenté une fois de s’en emparer à force ouverte ; il faudra enfin la quitter, après tant d’autres choses, pour suivre la voie que déterminent les nécessités de notre étrange guerre, qui nous a menés si loin. Car notre intention n’avait été rien d’autre que de faire apparaître dans la pratique une ligne de partage entre ceux qui veulent encore de ce qui existe, et ceux qui n’en voudront plus. Diverses époques ont eu ainsi leur grand conflit, qu’elles n’ont pas choisi, mais où il faut choisir son camp. C’est l’entreprise d’une génération, par laquelle se fondent et se défont les empires et leurs cultures. Il s’agit de prendre Troie, ou bien de la défendre. Ils se ressemblent tous par quelque côté, ces instants où vont se séparer ceux qui combattront dans des camps ennemis, et ne se reverront plus. C’est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoiqu’il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été. C’est une charge qui part lentement, accélère sa course, passe le point après lequel il n’y aura plus de retraite, et va irrévocablement se heurter à ce qui paraissait inattaquable; qui était si solide et si défendu, mais pourtant destiné aussi à être ébranlé et mis en désordre. Voilà donc ce que nous avons fait, lorsque, sortis de la nuit, nous avons, pour une fois de plus, déployé l’étendard de la « bonne vieille cause », et avancé sous le canon du temps. Tout au long de ce chemin, beaucoup sont morts, ou sont restés captifs chez l’ennemi, et bien d’autres ont été démontés et blessés, qui jamais plus ne reparaîtrons dans de telles rencontres, et même le courage a pu manquer à certains éléments qui se sont laissés glisser en arrière ; mais jamais, j’ose le dire, notre formation n’a dévié de sa ligne, jusqu’à ce qu’elle ait débouché au cœur même de la destruction. Je n’ai jamais trop bien compris les reproches, qui m’ont souvent été faits, selon lesquels j’aurais perdu cette belle troupe dans un assaut insensé, ou par une sorte de complaisance néronienne. J’admets, certes, être celui qui a choisi le moment et la direction de l’attaque, et donc je prends assurément sur moi la responsabilité de tout ce qui est arrivé. Mais quoi ? Ne voulait-on pas combattre un ennemi qui, lui-même, agissait réellement ? Et ne me suis-je pas tenu toujours à quelques pas en avant du premier rang ?



Le chœur s’arrête de danser et sort, emportant les mannequins. Les deux écrans reviennent à cour et jardin. A l’image, deux vantaux assez massifs, se fermant dans un grincement de gonds rouillés sur un espace intérieur assez profond et mystérieux. Ils se rapprochent lentement l’un de l’autre pendant la réplique, et se juxtaposeront au centre à sa toute fin. Dans le même temps, Debord se détachera tout seul, se saisira très naturellement du micro, tel un chanteur, et s’avancera vers les spectateurs avant de partir en coulisse. Les derniers mots seront prononcés off. Dionysos descendra du sommet de sa tour et viendra se placer devant elle avec son serpent. Il restera seul en scène au moment de la fermeture des portes.



DEBORD - Les personnes qui n’agissent jamais veulent croire que l’on pourrait choisir en toute liberté l’excellence de ceux qui viendront figurer dans un combat, de même que le lieu et l’heure où l’on porterait un coup imparable et définitif. Mais non : avec ce que l’on a sous la main, et selon les quelques positions effectivement attaquables, on se jette sur l’une ou l’autre dès que l’on aperçoit un moment favorable ; sinon, on disparaît sans avoir rien fait. Contrairement aux rêveries des spectateurs de l’histoire, quand ils essaient de s’établir stratèges à Sirius, ce n’est pas la plus sublime des théories qui pourrait jamais garantir l’évènement ; tout au contraire, c’est l’évènement réalisé qui est le garant de la théorie. De sorte qu’il faut prendre des risques, et payer au comptant pour voir la suite. D’autres spectateurs, qui volent moins haut, n’ayant pas vu, même de loin, le début de cette attaque, mais seulement sa fin, ont pensé que c’était la même chose ; et ils ont trouvé qu’il y avait quelque défaut dans l’alignement de nos rangs, et que les uniformes à ce moment ne paraissaient plus égalitairement impeccables. Je crois que c’est là un effet du tir que l’ennemi a concentré sur nous assez longuement. Vers la fin, il ne convient plus de juger la tenue, mais le résultat. Le principal résultat, à écouter ceux qui ont l’air de regretter que la bataille ait été livrée sans les attendre, on pourrait croire que c’est le fait qu’une avant-garde sacrifiée ait complètement fondu dans ce choc. Je trouve qu’elle était faite pour cela. Les avant-gardes n’ont qu’un temps ; et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est, au plein sens du terme, d’avoir fait leur temps. Après elles, s’engagent des opérations sur un plus vaste théâtre. On n’en a que trop vu, de ces troupes d’élite qui, après avoir accompli quelque vaillant exploit, sont encore là pour défiler avec leurs décorations, et puis se retournent contre la cause qu’elles avaient défendue. Il n’y a rien à craindre de semblable de celles dont l’attaque a été menée jusqu’au terme de la dissolution. Je me demande ce que certains avaient espéré de mieux ? Le particulier s’use en combattant. Un projet historique ne peut certainement pas prétendre conserver une éternelle jeunesse à l’abri des coups. L’objection sentimentale est aussi vaine que les chicanes pseudo-stratégiques : « Cependant tes os se consumeront, ensevelis dans les champs d’Ilion, pour une entreprise inachevée. » Frédéric II, roi de Prusse, disait sur le champ de bataille à un jeune officier hésitant : « Chien ! Espériez-vous donc vivre toujours ? » Et Sarpédon dit à Glaucos au douzième chant de l’Iliade : « Ami, si, échappant à cette guerre, nous devions pour toujours être exempts de la vieillesse et de la mort, je resterais moi-même en arrière… Mais mille morts sont incessamment suspendues sur nos têtes ; il ne nous est accordé ni de les éviter ne de les fuir. Marchons donc. » Quand retombe cette fumée, bien des choses apparaissent changées. Une époque a passé. Qu’on ne demande pas maintenant ce que valaient nos armes : elles sont restées dans la gorge du système des mensonges dominants. Son air d’innocence ne reviendra plus.



Un rideau, tombant devant elle, cachera la tour-cheval.






Quatrième partie





Le portail s’ouvre, les écrans s’écartent l’un de l’autre, et regagnent leurs places à cour et jardin. Debord apparaît derrière, en pyjama rayé, un tabouret entre les mains, avec le chœur en blouses blanches autour de lui. Son d’un cheval au pas. Sur les écrans, images du cheval. A un moment du monologue, psalmodiant les paroles de « Malbrough s’en va-t-en guerre » à la manière d’une prière tibétaine, le chœur commencera à revêtir Debord d’une armure de chevalier : cotte de maille, plastron, protections de jambes et de bras, casque antique (romain ou grec).



DEBORD (s’avançant, et s’installant sur le tabouret) - Après cette splendide dispersion, j’ai reconnu que je devais, par une soudaine marche dérobée, me mettre à l’abri d’une célébrité trop voyante. On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle leur fait une place dans son spectacle. Mais je suis justement, dans ce temps, le seul qui aie quelque célébrité, clandestine et mauvaise, et que l’on n’ait pas réussi à faire paraître sur cette scène du renoncement. Les difficultés ne s’arrêtent pas là. Je trouverais aussi vulgaire de devenir une autorité dans la contestation de la société que dans cette société même ; ce qui n’est pas peu dire. J’ai donc dû refuser, en diverses contrées, de me mettre à la tête de toutes sortes de tentatives subversives, plus anti-hiérarchiques les unes que les autres, mais dont on m’offrait quand même le commandement : comment le talent ne commanderait-il pas, en ces matières, quand il en a une telle expérience ? Mais, je voulais montrer que l’on peut fort bien rester, après quelques succès historiques, aussi peu riche qu’on l’était avant en pouvoir et en prestige (ce que j’en avais par moi-même à l’origine m’a toujours suffi). J’ai refusé aussi de polémiquer sur mille détails avec les nombreux interprètes et récupérateurs de ce qui a déjà été fait. Je n’avais pas à décerner des brevets de je ne sais quelle orthodoxie, ni à trancher entre diverses naïves ambitions qui s’écroulent aussi bien sans qu’on les touche. Ils ignoraient que le temps n’attend pas ; et qu’il n’y a pas de propriété à acquérir, ni à maintenir, sur un passé qui n’est plus corrigible. Le mouvement profond qui mènera nos luttes historiques jusqu’où elles peuvent aller demeure seul juge du passé, quand il agit dans son temps. J’ai fait en sorte qu’aucune pseudo-suite ne vienne fausser le compte-rendu de nos opérations. Ceux qui, un jour, auront fait mieux, donneront librement leurs commentaires, qui eux-mêmes ne passeront pas inaperçus. Je me suis donné les moyens d’intervenir de plus loin ; sachant aussi que le plus grand nombre des observateurs, comme d’habitude, souhaitaient surtout que je me taise. Je suis exercé de longue date à mener une existence obscure et insaisissable. J’ai donc pu conduire plus avant mes expériences stratégiques si bien commencées. Mais, bien entendu, toutes les idées sont vides quand la grandeur ne peut être rencontrée dans l’existence de chaque jour : ainsi, l’œuvre complète des penseurs d’élevage, que l’on commercialise à cette heure de la marchandise décomposée, n’arrive pas à cacher le goût de l’aliment qui les a nourris. J’ai donc habité, pendant ces années, un pays où j’étais peu connu. La disposition de l’espace d’une des meilleures villes qui furent jamais, et les personnes, et l’emploi que nous avons fait du temps, tout cela composait un ensemble qui ressemblait beaucoup aux plus heureux désordres de ma jeunesse. Je n’ai nulle part recherché de société paisible ; et c’est tant mieux, car je n’en ai pas vu une seule. Je suis fort calomnié en Italie, où l’on s’est plu à me faire une réputation de terroriste. Mais, je suis très indifférent aux accusations les plus variées, parce que mon sort a été d’en faire lever partout sur mon passage, et parce que j’en connais bien la raison. Je n’accorde d’importance qu’à ce qui m’a séduit dans ce pays, et qui n’aurait pu être trouvé ailleurs. Je revois celle qui était là comme une étrangère dans sa ville. Je revois « les rives de l’Arno pleines d’adieux ». Et moi aussi, après bien d’autres, j’ai été banni de Florence. De toute façon, on traverse une époque comme on passe la pointe de la Dogana, c’est-à-dire plutôt vite. Tout d’abord, on ne la regarde pas, tandis qu’elle vient. Et puis, on la découvre en arrivant à sa hauteur, et l’on doit convenir qu’elle a été bâtie ainsi, et pas autrement. Mais déjà nous doublons ce cap, nous le laissons après nous, et nous avançons dans des eaux inconnues.



Sur les écrans, en pied, apparaissent deux personnages en pyjama, patients d’un hôpital psychiatriques. Ils miment les phrases prononcées en off par Garance et Lacenaire dans un autre extrait des « Enfants du Paradis » : Garance : « Dites-moi plutôt ce que vous êtes devenu ? » Lacenaire : « Je suis devenu célèbre. Oui, j’ai réussi quelques méfaits retentissants, et le nom de Lacenaire a défrayé plus d’une fois la chronique judiciaire. » Garance : « Mais c’est la gloire, Pierre-François. » Lacenaire : « Oui, ça commence… Mais, à la réflexion, j’aurais tout de même préféré une éclatante réussite littéraire. » Puis, zoom sur les deux visages, jusqu’au flou. On entend à nouveau les pas d’un cheval.



Sur la fin, Dionysos arrivera en patins à roulettes, fera quelques figures, puis se placera aux côtés de Debord. Il prononcera quelques phrases à l’unisson avec lui, et repartira. Pendant ce temps, le chœur chantera « Malbrough s’en va-t-en guerre », avant de sortir lentement à son tour, laissant Debord seul en scène, toujours assis.

DEBORD - La sensation de l’écoulement du temps a toujours été pour moi très vive, et j’ai été attiré par elle, comme d’autres sont attirés par le vide ou par l’eau. En ce sens, j’ai aimé mon époque, qui aura vu se perdre toute sécurité existante et s’écouler toutes choses de ce qui était socialement ordonné. Voilà des plaisirs que la pratique du plus grand art ne m’aurait pas donnés. Quant à ce que nous avons fait, comment pourrait-on en évaluer le résultat présent ? Nous traversons maintenant ce paysage dévasté par la guerre qu’une société livre contre elle-même, contre ses propres possibilités. L’enlaidissement de tout était sans doute le prix inévitable du conflit. C’est parce que l’ennemi a poussé si loin ses erreurs, que nous avons commencé à gagner. La cause la plus vraie de la guerre, dont on a donné tant d’explications fallacieuses, c’est qu’elle devait forcément venir comme un affrontement sur le changement ; il ne lui restait plus rien des caractères d’une lutte entre la conservation et le changement. Nous étions nous-mêmes, plus que personne, les gens du changement, dans un temps changeant. Les propriétaires de la société étaient obligés, pour se maintenir, de vouloir un changement qui était l’inverse du nôtre. Nous voulions tout reconstruire, et eux aussi, mais dans des directions diamétralement opposées. Ce qu’ils ont fait montre suffisamment, en négatif, notre projet. Leurs immenses travaux ne les ont donc menés que là, à cette corruption. La haine de la dialectique a conduit leurs pas jusqu’à cette fosse à purin. Nous devions faire disparaître, et nous avions pour cela de bonnes armes, toute illusion de dialogue entre ces perspectives antagonistes ; et puis, les faits donneraient leur verdict. Ils l’ont donné. Elle est devenue ingouvernable, cette « terre gâtée » où les nouvelles souffrances se déguisent sous les noms des anciens plaisirs ; et où les gens ont si peur. Ils tournent en rond dans la nuit et sont dévorés par le feu. Ils se réveillent effarés, et ils cherchent en tâtonnant la vie. Le bruit court que ceux qui l’expropriaient l’ont, pour comble, égarée. Voilà donc une civilisation qui brûle, chavire et s’enfonce tout entière. Ah ! le beau torpillage ! Et moi, que suis-je devenu au milieu de ce désastreux naufrage, que je trouve nécessaire ; auquel on peut même dire que j’ai travaillé, puisqu’il est assurément vrai que je me suis abstenu de travailler à quoi que ce soit d’autre ? Ce qu’un poète de l’époque T’ang a écrit en se séparant d’un voyageur, pourrais-je l’appliquer à cette heure de mon histoire ? « Je descendis de cheval ; je lui offris le vin de l’adieu, - et je lui demandai quel était le but de son voyage. Il me répondis : je n’ai pas réussi dans les affaires du monde ; je m’en retourne aux monts Nan-Chan pour y chercher le repos. » Mais non, je vois très distinctement qu’il n’y a pas pour moi de repos. Et d’abord parce que personne ne me fait la grâce de penser que je n’ai pas réussi dans les affaires du monde. Mais, fort heureusement, personne ne pourra dire non plus que j’y ai réussi. Il faut donc admettre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord et ses prétentions démesurées. C’était déjà l’aube de cette fatigante journée que nous voyons finir, quand le jeune Marx écrivait à Ruge : « Vous ne me direz pas que j’estime trop le temps présent ; et si pourtant, je n’en désespère pas, ce n’est qu’en raison de sa propre situation désespérée, qui me remplit d’espoir ». L’appareillage d’une époque pour la froide histoire n’a rien apaisé, je dois le dire, de ces passions dont j’ai donné de si beaux et si tristes exemples. Comme le montrent encore ces dernières réflexions sur la violence, il n’y aura pour moi ni retour ni réconciliation. La sagesse ne viendra jamais.


En off, jusqu’à la sortie des spectateurs, on entendra une voix féminine chuchoter le début de « La Société du Spectacle », autre texte de Guy Debord.


Printemps 2006

lundi 16 février 2009

Nous sommes tous guadeloupéens

Outre-mer - Manifeste de la révolte sociale


Donner une suite à la révolte sociale dans les DOM : c’est l’objet du Manifeste pour les produits de haute nécessité que publie l’Humanité. Neuf artistes et intellectuels, dont les écrivains Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, suggèrent dans ce long texte un modèle économique autre pour les DOM. Et une perspective politique à la révolte.

MANIFESTE POUR LES « PRODUITS » DE HAUTE NECESSITE.

« Au moment où le maître, le colonisateur proclament
« il n’y a jamais eu de peuple ici »,
le peuple qui manque est un devenir, il s’invente,
dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos,
dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer »
Gilles Deleuze, L’image-temps

Cela ne peut signifier qu’une chose :
non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir,
mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes.
Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez.

C’est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s’est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n’est illégitime. Aucune n’est irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu’elle représente, ni dans ce qu’elle implique en relation avec l’ensemble des autres revendications. Car la force de ce mouvement est d’avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu’alors s’était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle –– à savoir les luttes jusqu’alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales…

Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj –– qui est d’allier et de rallier, de lier relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé –– est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d’ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l’on peut saisir l’impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.
Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent.

Dès lors, derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère », se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n’ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.

La « hausse des prix » ou « la vie chère » ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d’une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s’est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires –– non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte « d’épuration éthique » [1] (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain. Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être « consommateur » ou bien être « producteur ». Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l’unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites. L’ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l’économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste.

Alors, quand le « prosaïque » n’ouvre pas aux élévations du « poétique », quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont « le pouvoir d’achat » ou « le panier de la ménagère ». Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d’une politique humaine ou progressiste. Il est donc urgent d’escorter les « produits de premières nécessités », d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une « haute nécessité ».

Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie.

Alors que mettre dans ces « produits » de haute nécessité ? C’est tout ce qui constitue le cœur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d’entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve pas aujourd’hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans doute en Guyane et à la Réunion.

D’abord, il ne saurait y avoir d’avancées sociales qui se contenteraient d’elles-mêmes. Toute avancée sociale ne se réalise vraiment que dans une expérience politique qui tirerait les leçons structurantes de ce qui s’est passé. Ce mouvement a mis en exergue le tragique émiettement institutionnel de nos pays, et l’absence de pouvoir qui lui sert d’ossature. Le « déterminant » ou bien le « décisif » s‘obtient par des voyages ou par le téléphone. La compétence n’arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les étages. L’éloignement, l’aveuglement et la déformation président aux analyses. L’imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu’est l’association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s’est jamais vue traitée comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté par-dessus nos « présidents locaux » pour s’en aller mander ailleurs. Hélas, tout victoire sociale qui s’obtiendrait ainsi (dans ce bond par-dessus nous-mêmes), et qui s’arrêterait là, renforcerait notre assimilation, donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs.

Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Et même si un tel pouvoir ne résoudrait vraiment aucun de ces problèmes, il nous permettrait à tout le moins de les aborder désormais en saine responsabilité, et donc de les traiter enfin plutôt que d’acquiescer aux sous-traitances. La question békée et des ghettos qui germent ici où là, est une petite question qu’une responsabilité politique endogène peut régler. Celle de la répartition et de la protection de nos terres à tous points de vue aussi. Celle de l’accueil préférentiel de nos jeunes tout autant. Celle d’une autre Justice ou de la lutte contre les fléaux de la drogue en relève largement… Le déficit en responsabilité crée amertume, xénophobie, crainte de l’autre, confiance réduite en soi… La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C’est dans l’irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations actuelles. Et c’est dans la responsabilité que se trouve l’invention, la souplesse, la créativité, la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C’est dans la responsabilité que l’échec ou l’impuissance devient un lieu d’expérience véritable et de maturation. C’est en responsabilité que l’on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de l’essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses.

Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s’est étendu à l’ensemble de la planète avec la force aveugle d’une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens. C’est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Négocier dans ce cadre colonial absurde avec l’insondable chaîne des opérateurs et des intermédiaires peut certes améliorer quelque souffrance dans l’immédiat ; mais l’illusoire bienfaisance de ces accords sera vite balayée par le principe du « Marché » et par tous ces mécanismes que créent un nuage de voracités, (donc de profitations nourries par « l’esprit colonial » et régulées par la distance) que les primes, gels, aménagements vertueux, réductions opportunistes, pianotements dérisoires de l’octroi de mer, ne sauraient endiguer.

Il y a donc une haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à nous penser américain pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance énergétique et alimentaire. L’autre très haute nécessité est ensuite de s’inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n’est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d’un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d’une société non économique, où l’idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d’épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l’humain. Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables « producteurs » –– chefs d’entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes –– incapables de tressaillements en face d’un sursaut de souffrance et de l’impérieuse nécessité d’un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n’existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d’un système flou, globalisé, qu’il nous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu’il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l’élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l’ampleur du poétique.
On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement.
On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile.

On peut endiguer les agences de l’eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait des dernières chiquetailles d’un trésor qui appartient à tous.

On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd’hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile…) ne sauraient ni ne pourraient y résister.

Enfin, sur la question des salaires et de l’emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu’il augmente sa production et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son besoin de main d’œuvre. Quand il délocalise, ce n’est pas dans la recherche d’une main d’œuvre abondante, mais dans le souci d’un effondrement plus accéléré de la part salariale. Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n’est donc en rien illégitime : c’est le début d’une équité qui doit se faire mondiale.

Quant à l’idée du « plein emploi », elle nous a été clouée dans l’imaginaire par les nécessités du développement industriel et les épurations éthiques qui l’ont accompagnée. Le travail à l’origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d’ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens. Sous la régie capitaliste, il a perdu son sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu’il devenait, au détriment de tout le reste, tout à la fois un simple « emploi », et l’unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple marchandise, il s’est mis à n’ouvrir qu’à la consommation.

Nous sommes maintenant au fond du gouffre.

Il nous faut donc réinstaller le travail au sein du poétique. Même acharné, même pénible, qu’il redevienne un lieu d’accomplissement, d’invention sociale et de construction de soi, ou alors qu’il en soit un outil secondaire parmi d’autres. Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme. Même quand nous nous serons débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d’arc-en-ciel, allant du simple outil accessoire jusqu’à l’équation d’une activité à haute incandescence créatrice. Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s’envisagera dans ce qu’il peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu’il pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de revitalisations écologiques de notre environnement…

Il s’envisagera en « tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ».

Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l’ennui, qui installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la philosophie, de l’étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création –– créaconsommation.

En valeur poétique, il n’existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l’infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité.

Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l’imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l’esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l’artisanat, la culture et l’agriculture… Qu’il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation… Qu’il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu’il favorise tout ce qui permet d’entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde… C’est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l’ampleur des exceptions. C’est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire… C’est le gratuit en son principe qui devrait s’installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes…

Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu’à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un « panier de ménagère », mais le souci démultiplié d’une plénitude de l’idée de l’humain.

Imaginons ensemble un cadre politique de responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise guadeloupéenne guyanaise réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau.

Profitons de cette conscience ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s’ouvrent comme une floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres.
An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l’utopie.

Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du « Marché », mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l’instrumentalisant de la manière la plus étroite.

Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l’individu, sa relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.

Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance et de l’assistanat, en nous inscrivant résolument dans l’épanouissement écologique de nos pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand, nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d’un rapport écologique global aux équilibres de la planète….

Alors voici notre vision :

Petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d’être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant…

Ernest BRELEUR
Patrick CHAMOISEAU
Serge DOMI
Gérard DELVER
Edouard GLISSANT
Guillaume PIGEARD DE GURBERT
Olivier PORTECOP
Olivier PULVAR
Jean-Claude WILLIAM

Notes :
[1] - Cf. – Jean-Claude Michéa – L’Empire du moindre mal. Coll. Climats – 2007 - Ed Flammarion.

jeudi 5 février 2009

Tendre la main à Neuilly

Relance par la consommation ou relance par l'investissement? Laisser les pauvres se noyer ou les aider à survivre? Les laisser se noyer, bien sûr! Pourquoi? Pour des raisons de simple bon sens économique. Quand on donne de l'argent aux pauvres, ils ont le culot d'acheter chinois. Les vrais patriotes, eux, placent l'argent dont ils n'ont pas besoin dans les paradis fiscaux et achètent des voitures allemandes ou italiennes. La vraie solution, c'est de baisser les "charges", alias cotisations patronales, c'est-à-dire le salaire différé, donc le salaire tout court pris au sens large et vrai.

Une société dont la question de savoir s'il faut aider les plus démunis constitue le dilemme le plus essentiel est une société chrétienne et libérale.

Où l'on vérifie, s'il en était besoin, que le cynisme économique est depuis longtemps la vraie religion d'Etat, sous quelque nom qu'il apparaisse.

(Voir aussi le message : "Richesse Privée" du 9 octobre 2008)

L'idiot du village global

dimanche 1 février 2009

Naissance ou clonage

Comment ne pas constater en cette période où se dévoilent les processus idéologiques fondamentaux, la carence stratégique de tous les mouvements sociaux. Des contestations spontanées, des révoltes, des émeutes, des jacqueries en somme, des tremblements locaux, mais rien qui puisse déboucher sur une transformation réelle des modes d’existence. Quand bien même un grand mouvement « spontané » aboutirait à une prise du pouvoir aujourd’hui, celui-ci ne saurait aller beaucoup plus loin, faute de projet alternatif, que le socialisme dans un seul pays, ou deux ou trois, de l’après hécatombe des années 10.

Les tenants de l’action locale et spontanée s’appuient généralement, et sans le savoir, sur des principes séculaires souterrains, et pour cela inaltérables bien que caduques. La spontanéité de leur action doit s’entendre le plus souvent comme la répétition oublieuse d’un programme acquis et intériorisé. Je prétends donc qu’aussi louable et nécessaire que soit cette action, elle n’atteint rien d’essentiel au système car elle ne l’atteint pas dans ses symboles profonds, dans son abstraction vitale. Ce n’est pas la pensée qui est abstraite c’est en quelque sorte le système lui-même. Pour le penser et donc le transformer, il devient nécessaire d’en percer le mystère et donc de le rejoindre dans son abstraction nouvelle. Car, c’est précisément par la dictature du « concret », par l’injonction au réalisme pressé et à l’action précipitée que le système s’assure la plus grande pérennité. Comme s’il faisait en sorte de ne jamais susciter qu’une opposition convenue, celle qui fonctionne plutôt comme force d’appoint involontaire et paradoxale en cas de danger. Qu’ont fait partout les mouvements prolétariens jusqu’à présent, malgré certaines avancées sociales, sinon rajeunir par purifications sanglantes les organes du monstre caché. Mais caché comme cet objet de Poe, à l’endroit le plus visible. Car le monstre n’est finalement pas si mystérieux, il est seulement insaisissable. Il s’exhibe éhontément même. Et s’il reste malgré tout insaisissable c’est parce qu’il est le symptôme qui dévoile et nous masque à la fois à nous-mêmes la névrose collective, la skyzophrénie de nos attitudes pseudo-rationnelles, la folie de notre propre création.

On peut fort bien résumer simplement les épisodes précédents de notre Guerre de Troie par l’opposition marché-Etat. Encore aujourd’hui, on nous ramène quoi que l’on fasse et dise sur ce terrain prédéterminé. Si l’on est contre le marché dérégulé, on est pour l’Etat planificateur, et si l’on est contre cet Etat, on est forcément pour le marché mondialisé et la marchandisation totale du monde. Marx avait pourtant déjà théorisé la complémentarité nécessaire des deux entités siamoises. Le marché et l’Etat ont toujours été une seule et même chose. On le voit dans l’exemple caricatural que propose la Chine ou dans les palinodies des technocrates et des politiques libéraux à propos de la crise financière. L’Etat ne recule jamais que pour laisser la place à l’intensification marchande, et le marché ne recule un moment devant l’Etat que pour prendre son élan en période de troubles. L’un est toujours le garant et le refuge de l’autre. Cette connaissance devrait disqualifier d’avance tout engagement prolétarien communiste ou d’extrême gauche. Il n’en est rien, comme on le voit encore en France avec le succès de la LCR devenant Parti Anti-capitaliste, contraint d’abandonner la position révolutionnaire pour prendre une posture plus insignifiante. L’anti-capitalisme dévoilant dans son intitulé négatif même sa carence stratégique, c’est-à-dire son absence de direction. On abat le capitalisme, vocable économique posant déjà problème par sa prétention à définir ultimement la forme du monde à l’envers, et qu’est-ce que l’on met à la place? Eh, bien ! l’anti-capitalisme, voyons ! Son contraire. C’est simple, non? Puisqu’on vous dit que tout a déjà été pensé ! Dans l’acronyme LCR il y avait encore communisme, dans l’anti-capitalisme il n’y a plus rien. Le communisme selon Trotski était peut-être un fourvoiement, mais l’anti-capitalisme n’est plus que le vide dévoilé. On préfère visiblement ce vide au risque d’une remise à plat plus radicale. L’anarchisme seul est conséquent lorsqu’il renvoie l’Etat et le marché dos à dos. Mais il n’a malheureusement pas plus de direction que les autres et sa croyance native dans l’action spontanée, c’est-à-dire basée sur des théories intériorisées se donnant presque comme naturelles, rend la plupart de ses membres totalement réfractaires à toute nouveauté, voire même à toute pensée qui s’éloignerait par trop de leurs dogmes fondamentaux. Les uns et les autres ont au moins, c’est vrai, le mérite de refuser instinctivement la servitude et de considérer comme inacceptables les conditions faites actuellement aux hommes par d’autres hommes. Je regrette d’autant plus d’avoir à les retoquer.

Ce qui apparaît donc clairement dans tous les mouvements contestataires actuels, c’est la propension à considérer comme acquise la critique radicale de l’existant. Assez pensé, il faut agir ! Voilà le mot d’ordre universellement répandu et qui fait de tout contestataire le relais discipliné de l’anti-intellectualisme libéral. Car entre le : « ne pensez pas, consommez ! » et le : « ne pensez plus, agissez ! » il n’y a pas grand-chose d’autre qu’une table en terrasse au Bar des Amis. Faites la révolution, on verra après ! Mais c’est qu’on a déjà vu et que cette connaissance nous a rendu beaucoup plus exigeants. On a payé pour voir au siècle dernier, on veut désormais en savoir un peu plus avant de payer à nouveau. Et qu’on ne fasse pas de ceux qui parlent ainsi les alliés objectifs d’un ordre qui a vu, ces dernières décennies, sa contestation officielle devenir un magnifique repoussoir de tout questionnement sincère et inquiet. L’action spontanée n’a dans les faits jamais existée. Le fils, excédé par l’injustice, part en campagne. Il lui faut un costume. Il n’a pas le temps de s’en tailler un sur mesure. Il prend celui du père qui est trop petit. Sur le champ de bataille, il voit que les plus décidés, les plus radicaux, sont habillés comme lui. Ça le rassure et il adopte instantanément le vêtement qui ne lui allait pas. Et son fils fera de même.

Et si la critique radicale n’avait pas atteint jusqu’à présent la racine du système? Cette simple question est déjà révolutionnaire par les temps qui courent. Quand à la pratique, chacun en a suffisamment au quotidien pour théoriser. Car le système désormais ne laisse plus rien ni personne en dehors de lui. Et l’autogestion ? Son principe est né à une époque scientiste où il n’était pas envisageable de douter de la qualité intrinsèque des forces productives, mais seulement de leur utilisation. Le progrès était, et il était bon. Il n’a jamais été question de rien d’autre dans les théories prolétariennes que de mettre au service de tous des forces productives réputées bonnes. C’est même leur intensification qui était en jeu. Il s’agissait d’enfourcher la machine après avoir éliminé les gêneurs bourgeois. Mais la machine est un tigre et ce tigre on ne le monte pas comme un paisible bœuf de labour. Nous serions plutôt, tous autant que nous sommes, ses bêtes de somme. A ce niveau de paradoxe, le changement de propriétaire ne suffit plus, même si le nouveau propriétaire est collectif. Bienvenue dans la tragédie ! Et bonne année 2009.

Il faut bien voir que si les mots de réforme, voire de révolution, ont pu être aussi facilement confisqués par l’internationale libérale des années 70-80, c’est qu’ils étaient déjà bien usés et vides dans la bouche de leurs promoteurs initiaux. Prendre le parti des plus faibles est une chose, mais on peut agir sur cette base au nom d’un collectivisme étatique ou libertaire, ou bien d’un réformisme bien pensant, ou encore d’un christianisme des catacombes, ou même d’un libéralisme charitable. Et chacun de ces projets déterminera un mode d’action bien distinct et même opposé tout en restant légitime. J’en ai conclu pour ma part que ce n’était pas le mode d’action choisi qui était en cause dans l’échec avéré du dernier siècle politique mais bien le point de départ. Que ce n’était donc pas au nom de la morale, de la justice ou de la bonté qu’il fallait s’engager, mais en vertu d’un regard anthropologique, d’un examen général du corps social, d’une volonté réflexive et créatrice. Le projet général déterminant des valeurs et donc des actions, il fallait d’abord dégager le projet avant de s’engager.

Or, pour nous, le clivage ultime ne sépare pas prolétaires et bourgeois, propriétaires et salariés, riches et pauvres (ces oppositions existant réellement par ailleurs), il sépare « Hommes de naissance » et « Hommes à naître », ceux qui pensent qu’ils sont déjà nés et ceux qui pensent que leur naissance est possible. Au « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste de 48, nous opposons pour notre part : « proto-humains de toutes conditions, faites-vous naître ! », « créez vous-mêmes les conditions de votre naissance ! ». Et prenez conscience que votre naissance véritable est impossible dans les conditions de clonage social actuel. Naissance ou clonage, voici le nouveau choix.

Adrien Royo