lundi 24 novembre 2008

La crise

On nous demandera peut-être notre avis sur la crise financière actuelle. Eh bien, cette crise mondiale ne nous intéresse pas. Elle ne nous intéresse pas, d’abord parce que le système cynique marchand est nativement instable, ensuite parce que tout le monde, en dehors des experts et des économistes, la voyait venir de loin. Aucune bulle spéculative ne se formant jamais sans exploser un jour. L’efficacité matérielle du système tenant à son absence de contrôle, à son irrationalité, et à la rapidité cosmologique de ses transmissions, donc à son inhumanité, ses capacités d’auto-destruction ne peuvent qu’augmenter à mesure qu’elle croît.

La mondialisation est, dans son principe même, non pas seulement une globalisation, mais d’abord et principalement une sortie du monde, une évasion, une ascension. La bulle financière croise autour de la terre comme une seconde atmosphère englobant la première. La crise écologique n’a pas d’autre explication que cette inféodation toujours plus intense de l’écologie à l’économie. Lorsque l’économie devient seconde nature et s’affranchit des attractions spatiales, la première nature ne peut que dépérir et l’homme avec elle. Le reniement achevé de l’homme cher à Marx n’est rien d’autre que la sortie de lui-même sous forme de machine à profit. Sorte de double astral. Astralopithèque oeconomicus, pourrait-on dire. Lorsque l’économie devient quasi cosmologique, lorsqu’elle échappe à ce point aux lois de la géométrie euclidienne, quand elle forme un monde artefactuel par-dessus le monde, comment ne pas nous voir tous et chacun comme des scaphandriers lâchés dans son espace au bout d'un cordon d’oxygène. Aldrin et Armstrong n’étaient pas seulement les héros de l’Amérique spatiale, ils étaient, pendant qu’ils sautaient sur la lune, la préfiguration de notre futur à tous en tant que sous-systèmes isolés et entièrement dépendants, livrés au dehors absolu que représente la sphère économique toute puissante. Car tout tend désormais à échapper au système de régulation terrestre, jusqu’au corps social dans son ensemble qui transporte des pseudo-individus hors de la géographie. Tout est donc hors-monde, comme on dit d’une culture qu’elle est hors-sol, et personne ne doit plus s’étonner de voir tomber les évènements économiques comme des pluies acides, en une météorologie dramatique.

lundi 17 novembre 2008

Extrait de lettre

"...Vous savez que j’ai constitué en début d’année une association intitulée : « Les Kuniques Bleus ». Elle doit servir de base juridique à la promotion du concept de kunisme, concept par lequel il me plaît de rêver plastiquement à l’émergence d’une nouvelle forme de critique artistico-sociale.

Mon point de départ est le constat selon lequel le champ du symbolique étant de plus en plus phagocyté par l’économie et la marchandise (Bernard Stiegler, Guy Debord, Peter Sloterdijk), il ne saurait y avoir de terrain de lutte plus avancé que celui du symbole. Réputé abstrait par la majorité des révolutionnaires sans révolution de l’époque, et pour cela disqualifié au profit de la sacro-sainte lutte des classes, ce qui laisse le champ libre à l’idéologie cynique de la marchandise, il s’avère être pourtant le pré réel sur lequel se décidera bientôt l’avenir du monde. Les praticiens du symbole que sont les artistes, apparaissent donc désormais comme les combattants d’avant-garde de la grande bataille qui commence.

Le cynisme est l’assujettissement à la structure. Nul besoin de penser, il suffit de laisser s’organiser d’elle-même la forme générale. La logique immanente du système domine la subjectivité et donc l’individu par abdication de celui-ci devant sa propre création. Ce qui passe aujourd’hui pour le comble de l’individualisme. C’est ainsi que se voit programmée la disparition réelle de tout sujet autonome et donc de toute politique si je m’en tiens à la définition arendtienne qui fait de la politique le champ global de l’action humaine. C’est ainsi accessoirement que se voit aussi projetée la disparition de l’art.

Pour se donner une chance de ressaisir l’histoire, nul autre moyen que le retournement du cynisme en son contraire : le kunisme. Si bien que je vois le vrai clivage moderne, non pas entre capitalistes et anti-capitalistes, ou entre bourgeois et prolétaires, mais entre cyniques et kuniques. Les uns cherchant l’adaptation aux choses, les autres en appelant à la création permanente. D’un côté les résignés de toute obédience, que j’appellerai : adaptationistes, de l’autre les kuniques, pour lesquels le monde est à créer chaque jour comme matrice. Car rien n’est stable sans décision et tout reste à fabriquer, la stabilité comprise, la permanence comprise, le passé compris. Or, la chose la plus importante à fabriquer aujourd’hui est sans nul doute la subjectivité et l’individu. Individu qui n’existe toujours pas, malgré la prétention individualiste du moment qui n’est au final que l’expression paradoxale de son reniement. L’Oméga de Teilhard de Chardin, la fusion mystique de l’individu avec « l’esprit de la terre », qui est l’esprit techno-social dans lequel nous baignons tous, revient simplement pour le kunique à la dissolution humaine dans les choses. Et le formidable optimisme scientiste qui en constitue l’assise n’a rien pour le convaincre du contraire. Tous les libéraux, et qu’y a-t-il d’autre aujourd’hui que des libéraux, sont sur cette logique d’adaptation au mouvement autonome des choses. Cette logique, je l’appelle cynisme. La logique contraire, appelons-la : kunisme.

Kunisme est un mot introduit par Peter Sloterdijk (philosophe allemand contemporain) dans un livre intitulé: « Critique de la Raison Cynique » où il fait l’histoire des cynismes modernes (médical, militaire, éducatif, etc.) à partir des Lumières. L’éclairage rationaliste du monde et la volonté de transparence absolue aboutissant au regard désenchanté et utilitariste actuel, cybernétique donc. Pour le contourner il invoque la mémoire des cyniques anciens (Diogène de Sinope, Antisthène ou Démétrius) qu’il rebaptise « kuniques », allant chercher la racine grecque (kuon ou kunos) par-dessus le latin (canis). Je reprends le vocable à mon compte en essayant d’élaborer à partir de lui une pratique artistique et donc politique.

La démarche dont je voulais parler, pardonnez-moi ce préambule un peu long mais nécessaire, consistera donc à investir le champ de la marchandise avec une ironie grave et légère à la fois. En proposant, par exemple, des tee-shirts marqués d’une série de formes simples entre tag, idéogramme et logo, construites à partir de quelques caractères également simples : C comme capital ou corps, M comme marchandise ou machine ou masse ou moi, I comme individu, S comme sujet ou soi, P comme projet ou personne ou pouvoir, T comme technologie ou travail, les signes (=) ou (+), les ponctuations (?) ou (.), la conjonction (et), je veux faire porter par les acteurs de la création sociale inconsciente, c’est-à-dire nous tous, les formules de cette création et son objet. Pas d’utilisation de l’art comme secteur du marketing, comme évasion ou comme alibi, pas d’esprit de dérision non plus, mais inscription littérale du projet marchand hégémonique sur les corps mêmes de ceux qui le servent, faisant de ces corps individuels des porteurs d’interrogations, des porteurs de réflexivité, des porteurs de source. Désigner le projet tacite dans toute sa cohérence, voilà le propos. Il s’agira de vendre purement et simplement des objets marqués du signe de l’avortement social, de la stérilité structurelle et cybernétique, de l’aliénation radicale. Faire la critique de la structure par simple expression des fondements de la structure elle-même, voilà une autre façon de décrire ce projet. Des initiales se mêlent graphiquement pour former des images changeantes d’une réalité unique. Quand le marché détourne massivement l’art pour le mettre à son service, il est temps de détourner le marché pour lui faire exprimer un peu de sa propre vérité paradoxale. Si toute alternative a vraiment disparu, que la « main invisible » du marché trace au moins elle-même les signes de sa négativité. Épouser la forme de la structure sans y adhérer, voilà l’attitude kunique. Dedans et dehors à la fois. Dedans, car nul n’y échappe, quoi qu’il en pense et quoi qu’il fasse. Mais dehors aussi en tant que co-créateurs collectifs d'une forme que nous pouvons juger. Les cyniques, par mauvaise foi, aveuglement, ignorance, paresse, illusion ou intérêt, la verront indépassable et intérioriseront ses injonctions, les kuniques s’efforceront au moins de lui conserver son statut de créature monstrueuse en la gardant à distance.

L’attitude kunique n’est pas nouvelle. Cette sorte d’ironie sociale teintée d’absurde, on en trouve des traces depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. De Diogène de Sinope à Voltaire en passant par Rabelais, de Dada à Fluxus, en passant par le nouveau réalisme, de Molière à Maurizio Cattelan, en passant par Jarry ou Artaud, toute une généalogie kunique se déploie devant nous. Mais, cette galerie de personnages forme une constellation hétéroclite et bigarrée sans autre point d’aimantation qu’un certain état d’esprit frondeur et subversif. Ce qui se joue désormais pour moi, c’est la possibilité d’émergence d’une théorie pratique générale du kunisme visant à retourner le paradoxe social vécu. C’est la création d’un levier d’Archimède politico-artistique capable de soulever la réalité visible pour en exhiber les fondations et le projet.

Portrait de l’artiste en vendeur de tee-shirts. Mais aussi de cartes postales. Mais aussi en exposant de drapeaux kuniques (drapeaux marqués du même genre de tags que plus haut, confrontant les valeurs explicites des emblèmes nationaux, avec celles, sous-jacentes, implicites et universelles de la structure mondialisée). Mais aussi en performeur et musicien..."

Adrien Royo

mardi 11 novembre 2008

Un concept cynique : l'adaptation


L’adaptation est le concept cynique par excellence. La nécessité d’une adaptation au milieu naturel se prolonge idéologiquement en nécessité d’une adaptation au milieu artefactuel, qui lui-même pourtant se sépare déjà du milieu naturel premier. Le corps social s’autonomise et entraîne l'individu atomisé dans son nouvel environnement. Corps social, comme station orbitale en mouvement autour de son milieu, avec des proto-individus à l’intérieur, spectateurs de leur autoformatage. Il en résulte une situation de double séparation : de l’individu avec la nature et le cosmos d'abord, de l’individu avec lui-même ensuite. C'est ainsi que le corps social noie le projet individuel. En ce sens, les libéraux promeuvent tous les jours un collectivisme avorteur d’individu, exactement comme les marxistes.

Quiconque prolonge le mouvement de ce corps social autonomisé travaille en réalité à l’extinction de la promesse individuelle.

L’adaptation, c’est toujours un moulage. La forme y est prescrite. Ce n’est même pas la sculpture déjà présente dans la pierre avant travail, c’est la sculpture déjà faite. Le kunisme ne cherchera pas à créer l'homme nouveau, ce qui s'est toujours traduit par une pratique d'adaptation des proto-individus à un concept, il cherchera les conditions de naissance de cet individu. Accueil du possible et de l'inattendu.

lundi 10 novembre 2008

Formule stratégique du kunisme


Regard :

L'individu humain n'est pas encore né et le cynisme addictif contemporain est son avortement même.

Direction :

Le kunisme aura donc pour direction (stratégie) l'avènement de l'individu, et pour objectif (tactique) la disparition de toute entrave à la possibilité de sa naissance.

samedi 8 novembre 2008

Essai de théâtre kunique (2004)




PROXIMA NOX
(Variation 0edipienne)


Adrien Royo




Personnages:


0edipe, un vampire.

Jocaste, sa femme et sa mère.

Antigone, sa fille et sa sœur.

Ismène, sa deuxième fille et sœur.

Créon, son beau-frère et oncle.

La sphinge, sa sœur.

Sophocle

Périclès

Hérodote

Télévision

Voiture

Réseau


Et aussi : une équipe de télévision (deux personnes), et deux ou trois photographes.

Avec des extraits de « 0edipe-Roi » de Sophocle (collection : « Les meilleurs livres », Fayard 1938, traduction M. Artaud) ; de « Bureau de tabac » et « Ode triomphale » de Fernando Pessoa (éditions Christian Bourgois); et de « In girum imus nocte et consumimur igni » de Guy Debord (éditions Gallimard).



Argument:

Dans le Sophocle, 0edipe, on le sait, a tué son père, épousé sa mère, sauvé Thèbes de la Sphinge, fait roi de la cité. Son parricide et son inceste, commis sans le savoir, provoquent la peste à Thèbes, et son exil. Dans notre version, il est un vampire, prototype de l’homme nouveau, mutant, victime désabusée d’un système qui s’accommode de la peste. Il n’a pas tué la sphinge, comme les thébains l’ont toujours cru, il en est le complice et le digne frère incestueux. Celle-ci ne viole ni ne mange les jeunes garçons, comme dans la tradition, et ses énigmes n’ouvrent pas les portes de Thèbes mais de la connaissance. Ismène est docile, comme il se doit, Antigone insoumise, Jocaste folle, et Créon, chantre de la réalité, exalte les bienfaits de l’adaptation au nouveau monde qui se prépare. Il n’arrive rien à proprement parler, sinon que ces personnages se frottent les uns aux autres, se découvrant tous victimes inquiètes d’eux-mêmes et d’un ordre qui ne les dépasse pas. Sous la forme d’une éruption volcanique, la Terre oubliée se rappellera tout de même à leur bon souvenir. Au début de la pièce, Hérodote évoque devant ses amis Périclès et Sophocle une catastrophe originelle. A la fin, nous y sommes.




SCENE 1



Un gros rocher posé au milieu du plateau. Entre Sophocle. Il tourne autour de la pierre, l’examinant, intrigué. Puis, arrive Périclès.


PERICLES - Comment se porte mon vieil ami Sophocle ?

SOPHOCLE - Ton vieil ami se porte bien, Périclès, mais, il se porterait mieux encore si on avait daigné lui expliquer les raisons de cet étrange rendez-vous dans un endroit aussi reculé, et difficile d’accès. J’ai sué sang et eau pour venir.

PERICLES - Mon cher Sophocle, nous sommes logés à la même enseigne. Je ne sais rien de plus que toi.


Périclès fait le tour de la pierre, comme Sophocle auparavant.


SOPHOCLE - Tout cela est bien mystérieux. Notre ami Hérodote, le plus savant des voyageurs, nous aurait-il découvert l’œuf originel. Cette pierre serait-elle un vestige encore brûlant de cette époque lointaine qu’Hésiode nous décrit comme antérieure à Zeus, et qui vit l’accouplement du Ciel et de la Terre ?

PERICLES - Encore est-ce pour toi une occasion d’exercer ton imagination. Une tragédie nouvelle sortira peut-être de cette aventure.

SOPHOCLE - Une comédie, plutôt. Car enfin, nous voilà tous les deux, perdus au milieu de la lande, en cet endroit abandonné des hommes, et peut-être des dieux, attendant l’oracle devant cette pierre étrange et muette.

PERICLES - Je comprends ton impatience, et je la partage. Je dois intervenir tout à l’heure devant le peuple à propos de cette guerre interminable contre Sparte, et je ne peux pas, pour des raisons frivoles, abandonner longtemps mon poste.

SOPHOCLE - Nous attendrons jusqu’à midi. Si Hérodote n’arrive pas, nous reprendrons ensemble le chemin d’Athènes.

PERICLES - Je suis d’accord.


SOPHOCLE - J’ai là dans ma besace quelques fromages que je destinais au réconfort du poète. Veux-tu les partager avec moi ?

PERICLES - Ce long trajet m’a gonflé l’estomac. Je n’entends plus que lui. Asseyons-nous. Ce qui est assez bon pour le poète, ne peut pas être mauvais pour le stratège.

SOPHOCLE (s’asseyant et sortant les fromages) - Cet instant, Périclès, fait remonter à mon souvenir notre enfance commune. Te souviens-tu, par exemple, de ces matins champêtres où nous allions voler des fromages au père d’Anaxagore.

PERICLES - Ton esprit fécond s’égare, mon cher Sophocle. (Sentencieux) Sache que Périclès, en responsable modèle de la cité d’Athènes, patrie du devoir et de la loi, n’a jamais rien volé.

SOPHOCLE - Ce Périclès-là, évidemment, non, mais l’enfant qu’il a été, certes oui.

PERICLES - (Prenant un fromage que lui tend Sophocle). Tu as raison, Sophocle, de distinguer ces deux états, qui sont plus que deux périodes, car l’enfance est une race à part.

SOPHOCLE (mangeant) - L’enfant Périclès était, d’ailleurs, un tyran ?

PERICLES (de même) - Et le petit Sophocle un sombre idiot ?

SOPHOCLE - Je me souviens d’un couard.

PERICLES - Et moi d’une buse.

SOPHOCLE - Il bégayait en public.

PERICLES - Il ne savait pas son alphabet.

SOPHOCLE - Ni son arithmétique.

PERICLES - Sais-tu ce qui manque à notre bonheur d’enfants adultes ?

SOPHOCLE - Un petit cratère de vin.

PERICLES - C’est cela : un petit cratère de ce vin de Samos dont Phidias nous abreuve à chaque banquet.


Ils mangent en silence. On entend une voix.


SOPHOCLE - Tu entends ce bruit ?

PERICLES (tendant l’oreille) - Hérodote ?

SOPHOCLE (se levant) - Je ne crois pas ! Cela vient de la pierre.

PERICLES - On dirait qu’un dieu espiègle l’a posé là pour susciter notre curiosité.


Ils s’approchent tous deux, et tendent l’oreille.


SOPHOCLE - Tu entends ?

PERICLES - Oui, je crois.


Ils posent l’oreille contre la pierre. En off, avec des interruptions, des interférences diverse (bruits naturels : vent, pierres qui se frottent les unes contre les autres, tonnerre, etc.), le texte suivant, extrait de « In girum imus nocte et consumimur igni », film de Guy Debord :


« (…) Par ailleurs… quelle que soit l’époque… rien d’important… ne s’est communiqué… en ménageant un public… fût-il composé des contemporains de Périclès ; et, dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables d’une démocratie (…) Les manipulateurs de la publicité, avec le cynisme traditionnel de ceux qui savent que les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas, lui annoncent aujourd’hui tranquillement (…) Dont le système (…) Enseignement, propagande (…) C’est là suffisamment dire ce qu’ils sont (...) Et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter. »

Inquiets, Sophocle et Périclès, se sont écartés de la pierre, jetant des regards perplexes alentour. Silence. Hérodote entre.




SCENE 2



HERODOTE - Mes amis, je vous trouve songeurs. La pierre vous aurait-elle divulgué son secret ?

SOPHOCLE - Qu’est-ce là, Hérodote ? Un nouveau dieu nous parle-t-il ?

HERODOTE - Pas tout à fait, je crois. J’ai découvert cet endroit il y a trois semaines. J’y venais pour méditer sur des évènements du passé. J’aimais cette pierre et son curieux écrin. Cet aspect, n’est-ce pas ? Et le fait qu’elle ne corresponde en rien à ce que l’on peut trouver à proximité. Et puis, un jour, la semaine dernière, elle s’est mise à parler. Je viens, depuis, l’écouter chaque matin sans la comprendre. J’ai voulu partager avec vous, mes amis, le secret de cette découverte. Je crois que cette pierre est en relation avec la Catastrophe Originelle.

PERICLES - Elle parle de moi… elle parle de nous… comme si nous étions déjà morts.

SOPHOCLE - À quelle catastrophe fais-tu allusion ?

HERODOTE - Eh bien, si nous acceptons la théorie du temps cyclique, avec sa succession d’âges, ou d’époques, finissant chacune par une catastrophe, et laissant place à la suivante, dans un mouvement sans fin, nous pourrions imaginer…

SOPHOCLE - Pour ma part, je veux rester fidèle à la tradition, à la Théogonie d’Hésiode, avec sa guerre des dieux, et la victoire définitive du cosmos sur le chaos primordial.

HERODOTE - Soit ! J’ajouterai seulement que lors de mes pérégrinations italiennes, il m’a été donné de rencontrer un homme d’une grande sagesse, et d’une grande érudition : Empédocle, originaire d’Agrigente en Sicile. Il m’invita à passer quelques temps chez lui. J’eus ainsi l’occasion de me promener en sa
compagnie sur les flancs chaotiques d’un volcan de là-bas appelé Etna. J’y vis des pierres pareilles à celle-ci. Je n’en ai pas revu ailleurs. Empédocle les appelait pierres brûlées. Selon lui, des créatures, qui n’étaient pas des dieux, nous avaient précédé sur la terre. Elles vivaient sur un immense volcan qui explosa pour donner naissance à notre monde. Il disait aussi qu’une grande faute avait été à l’origine de cette catastrophe : la Catastrophe Originelle.

PERICLES - Mais si la catastrophe a eu lieu dans le passé, d’où vient que cette voix nous évoque ?

SOPHOCLE - Les dieux s’amusent peut-être à nous éprouver.

HERODOTE - Après tout ce ne serait pas la première fois.

PERICLES - Vestige d’un passé révolu, message de l’avenir, ou facétie des dieux...

HERODOTE - Ou les trois en même temps.

PERICLES - Ne t’avais-je pas dit, Sophocle, qu’en cet endroit tu trouverais matière à tragédie ?


La pierre parle à nouveau, comme plus haut (suite de « In Girum… », Off) :


« De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé. Ils n’en ignorent que la révolte (…) Transplantés loin de leurs provinces, ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles (…)


La lumière baisse très lentement. La pierre tourne sur elle-même. Nous en découvrons un côté plus net, plus clair, plus intact. Les trois personnages disparaissent dans ce mouvement.


On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment, et aussi bien le contraire le lendemain. (…) Ils sont même séparés de leurs propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant, méprisent, non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés.


Lorsque le noir sera fait, apparaîtra sur le rocher une inscription en lettres rouges : LA SPHINGE.


(…) Mais ils ressemblent aussi aux prolétaires modernes par l’insécurité de leurs ressources, qui est en contradiction avec la routine programmée de leurs dépenses. Il leur faut acheter des marchandises, et l’on a fait en sorte qu’ils ne puissent garder de contact avec rien qui ne soit une marchandise. (…)


Battements d’ailes. La sphinge apparaît en haut du rocher sur les dernières phrases. C’est une femme en noir avec deux ailes dans le dos, selon la représentation de la sphinge attique. Il faudra y ajouter une pointe d’expressionnisme. On entend le grognement d’un lion. La lumière remonte aussi lentement qu’elle était descendue.


Comme toute l’organisation de la distribution des biens est liée à celle de la production et de l’Etat, on rogne sans gêne sur toutes leurs rations, de nourriture comme d’espace, en quantité et en qualité. Quoique restant formellement des travailleurs et des consommateurs libres, ils ne peuvent s’adresser ailleurs, car c’est partout que l’on se moque d’eux. Ceux qui n’ont jamais eu de proie l’ont lâchée pour l’ombre. (…) Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie. (…) De même qu’ils n’ont pas reçu d’héritages, ils n’en laisseront pas. »


L’inscription, sur le rocher, disparaît.





SCENE 3



LA SPHINGE - Qu’est-ce qui produit le matin, consomme à midi, et rêve le soir qu’il est un homme ? Qu’est-ce qui me suit maintenant, dans l’infini de ma démesure, oubliant ses limites mortelles ? Quel est-il, celui qui m’abandonne son projet, croyant se libérer, celui-là même qui propage la peste parmi ses semblables, s’offrant en holocauste volontaire à mes griffes avides, qui déteste sa liberté, qui crée, tout en niant sa création, qui ne se connaît jamais lui-même, et qui me regarde, moi, la vierge maudite, la créature à son image collective, comme le mal étranger ? Telle est, pour frontière de la connaissance, ma nouvelle énigme.


Entre, lentement, 0edipe (il a toute l’apparence de Nosfératu, le vampire de Murnau). Il s’immobilise à l’avant-scène. Il dort sur une jambe comme un oiseau.


Et à tous ceux qui ne répondraient pas en disant : « toi et moi-même en une seule personne », non seulement j’interdis le passage, mais encore je les broie, les dissèque et les mange en paiement de leur bêtise et de leur vanité. Peste, ô bonheur ! Rêve d’infini appelé croissance ! Merveilleuse fuite en avant de la machine que je suis ! Sacrifice de l’homme pour un homme nouveau, nécessaire et fatal ! (Des cloches au loin, il est minuit.) Prends garde 0edipe, mon frère, car Tirésias approche, qui croit me découvrir.


Elle disparaît. Battements d’ailes à nouveau. Peu après, entre Créon habillé d’une sorte de soutane portant des inscriptions telles que $, EURO, DOW JONES, CAC 40, un journal à la main.




SCENE 4



CREON - 0edipe ! 0edipe !

OEDIPE - (Se réveillant) Oui ?

CREON - Il est minuit.

OEDIPE - Ah ! (un temps) Créon, j’ai passé une journée épouvantable!

CREON - Encore une !

OEDIPE - Des cauchemars, encore des cauchemars. Des fleurs sous le soleil, une plage, des palmiers, une forêt, une catastrophe…! Quelles nouvelles cette nuit ?


Ismène entre, portant une blouse blanche d’infirmière, et amenant avec elle un siège à roulette et tout un matériel de perfusion avec un sac de sang. Elle s’affaire immédiatement.


ISMENE - Bonsoir père ! Comment vous sentez-vous ?

OEDIPE - Aussi bien que Sisyphe arrivant en haut de la montagne avec son rocher, ma fille.

ISMENE - Votre fardeau est lourd.

OEDIPE - Plus lourd encore.

ISMENE - Il pèse également sur nos têtes, à ma sœur et à moi.

OEDIPE - Je ne l’oubli pas. Le savoir, au contraire, augmente encore ma peine.

CREON - Le crime de Sisyphe était volontaire et prémédité.

ISMENE - Qu’avait-il fait ?

OEDIPE - Il refusa de mourir, je crois. (Se penchant légèrement sur elle comme pour la mordre) J’ai soif !

ISMENE - Père, s’il vous plaît ! Tenez-vous tranquille, je vais rater la veine.

OEDIPE - Aïe

ISMENE - Vous voyez !

OEDIPE - D’où vient le sang cette fois ? Hier, Ismène, tu m’as donné de la merde, je n’ai pas peur de le dire. J’ai eu des ballonnements, j’ai fait des cauchemars.

ISMENE - Hier, c’était un mélange de rwandais et de kossovar.

OEDIPE - Il y en a encore ? Je n’aime pas les mélanges, tu le sais bien.

ISMENE - Un vieux sac qui restait, on ne pouvait pas le laisser se gâter. Rassurez-vous, aujourd’hui, c’est de l’irakien frais. Il reste de l’afghan, du tchétchène et du pakistanais. Un peu de marocain aussi.

OEDIPE - J’aime mieux ça. Alors, Créon, ces nouvelles ?

CREON - Quelques esprits s’échauffent, mais le peuple reste calme, en général, malgré les ravages de la peste. Grâce à elle peut-être. Les nouvelles mesures sont assez bien accueillies. L’opposition essaye de manœuvrer, de récupérer les petites bulles de contestation encore vivaces, mais, dans le fond, elle sait pertinemment qu’il n’y a pas d’alternative. Tous les experts en sont d’accord : la baisse de la croissance nous oblige à faire des économies, à rogner sur tous les budgets. Le retour à l’équilibre passe nécessairement par l’acceptation de quelques sacrifices.

ISMENE - Pardonnez-moi mon oncle, mais, la croissance, par nature, n’est-elle pas instable ?

OEDIPE - Certes, ma fille ! C’est pourquoi, nous avons à renforcer nos capacités d’adaptation, à garder l’esprit et le corps toujours en éveil. Et quoi de mieux que l’inquiétude et l’angoisse pour permettre cela ?

CREON - Entretenir la souplesse des rouages, favoriser le mouvement de la grande machine, pour faire face à l’imprévisible, voilà notre plus grande mission.

OEDIPE - J’ajouterai que cette instabilité même est la garantie de notre prospérité.

CREON - Beaucoup n’évolueraient jamais s’ils n’étaient secoués par la nécessité.


Antigone entre.

SCENE 5



ANTIGONE - Il s’agirait seulement de savoir où nous conduit cette évolution.


Elle embrasse sa sœur, Ismène.


OEDIPE - Antigone ! Quelle surprise, ma fille ! Voilà plus d’un mois que tu es parti.

ANTIGONE - Et je repartirai bientôt.

CREON - Que dit-on de nous à Corinthe ?

ANTIGONE - Le plus grand mal, mon oncle.

CREON - Je n’en crois rien.

OEDIPE - La peste y sévit-elle toujours ?

ANTIGONE - La peste sévit partout, vous devriez le savoir ; à Corinthe comme ailleurs.

OEDIPE - Ne pourrais-tu, ma fille…

ANTIGONE - Notre mère nous attend. Ismène, tu viens ?

ISMENE - J’arrive.


Elles sortent.



SCENE 6



OEDIPE - Quel caractère !

CREON - Toujours le fiel à la bouche !

OEDIPE - Il y a longtemps que sa mère, malheureusement, la mienne aussi, n’attend plus personne.

CREON - Ma pauvre sœur s’est égarée dans la souffrance.

OEDIPE - L’homme nouveau ! N’est-ce pas mon oncle ?

CREON - Je n’aime pas que tu me nommes ainsi.

OEDIPE - C’est pourtant la vérité. Ne suis-je pas ton neveu ?

CREON - Tu es le roi de Thèbes, cela me suffit.

OEDIPE - L’homme nouveau !... Le prototype… Le premier d’une lignée enfin soumise, dans chaque individu, aux impératifs catégoriques de la modernité. Une machine sélectionnée. Une machine élue, mère d’un peuple de machines libérées de l’illusion.

CREON - Oublions le passé, Oedipe. Laissons les morts enterrés les morts.

OEDIPE - Prométhée cybernéticien… Destiné à disparaître dans la structure autonome, dans le tissu des interactions complexes, dans le rhizome post-atomique et souterrain, l’ombre de l’ombre de la nuit. (Arrachant sa perfusion) Ce sang est infect !... (Appelant) Ismène ! (Un temps, puis, se levant) Quelle autre nouvelle, Créon ?

CREON - La bourse est en forte baisse.

OEDIPE - Que veulent-ils encore, nos financiers ?

CREON - Comme d’habitude, la guerre et la paix, la contrainte et la liberté, la jouissance et la frustration, l’eau et le feu, le progrès et le conservatisme, la religion et la pornographie, le cynisme et la loi, la mesure et l’infini, la révolution et son contraire, les causes sans les conséquences, Athènes et Sparte.

OEDIPE - Eh, bien ! Donne-leur tout cela puisqu’ils le demandent.

CREON - C’est justement ce que je m’applique à faire tous les jours.

OEDIPE - Et la peste ?


Ismène revient


ISMENE - Père, tu t’es encore débranché !

OEDIPE - Ce sang est de plus en plus…

ISMENE - La télévision est là !

CREON - C’est vrai, la télévision ! J’avais oublié.


Créon disparaît.




SCENE 7



OEDIPE - L’opium du peuple.


Ismène finit de ranger le matériel de perfusion. Deux personnes arrivent et s’agitent immédiatement autour d’0edipe. Une personne le maquille, pendant que l’autre prépare un cadre qu’il pose sur une table.


ŒDIPE - On annonce des bouleversements climatiques. L’atmosphère se réchauffe, paraît-il.

ISMENE - Oui, père.

OEDIPE - Les ressources naturelles s’épuisent.

ISMENE - Oui, père.

OEDIPE - J’ai entendu dire qu’il faudrait quatre planètes comme la nôtre pour assurer à tous les terriens un niveau de vie comparable à celui de Thèbes.

ISMENE - Oui, père.

OEDIPE - La peste.

ISMENE - Oui père.


Elle sort avec son matériel.


OEDIPE - Toi aussi.


On entraîne 0edipe, sur son siège à roulette, vers la table et le cadre posé face aux spectateurs.


OEDIPE - La peste.


Tête d’0edipe à travers le cadre. Une lumière l’arrose de manière grotesque. Petite musique d’introduction puis :


UNE DES DEUX PERSONNES DE LA TELE (casque sur les oreilles, devant le cadre): Attention ! 5, 4, 3, 2, 1, allez-y!

OEDIPE - (Extraits d’« 0edipe-roi » de Sophocle.) Mes chers compatriotes, enfants bien dignes de pitié, je ne connais que trop la douleur qui est la vôtre ; je le sais, vous souffrez tous, et, dans cette commune souffrance, aucun de vous ne souffre autant que moi. Car chacun de vous ne ressent que sa propre douleur, et non celle des autres ; mais mon cœur pleure tout ensemble les maux de Thèbes, les vôtres et les miens. Je souffre des maux innombrables ; tout mon peuple languit, et toute la science humaine est impuissante à le secourir. On peut voir les morts tomber l’un après l’autre sur le rivage du dieu des ténèbres, plus vite que l’oiseau rapide, ou que la flamme indomptable. Leurs innombrables funérailles dépeuplent la ville ; des monceaux de cadavres, privés de sépulture, gisent sans être pleurés, sur la terre où règne la mort ; de tendres épouses, des mères blanchies par l’âge, prosternées ça et là au pied des autels, implorent en gémissant le terme de leur souffrance. Aussi n’avez-vous pas eu à éveiller ma vigilance endormie ; mais sachez que j’ai déjà versé bien des larmes, et mon esprit inquiet a tenté plus d’une voie de salut. Le seul remède que la réflexion m’a découvert, je l’ai mis en œuvre : le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, est allé, par mon ordre, au temple de Delphes, demander au dieu par quels vœux, ou par quels sacrifices, je pourrais sauver cette ville. Déjà je calcule le temps écoulé depuis son départ, et je m’inquiète de son absence ; car elle se prolonge plus qu’elle ne devrait. Mais quand il sera de retour, je serais bien coupable, si je n’exécutais tous les ordres du dieu. Vive la République, vive Thèbes.


Petite musique de fin. Mouvement de rangement. L’équipe de télévision s’en va.
Créon revient.


CREON – Bravo ! Très fort, très émouvant ! La bourse va remonter, très bien, vraiment !

OEDIPE - Merci Créon.

CREON – Le nickel monte, l’or monte, l’acier est au plus haut.


Ils restent sur scène, figés. Ismène rentre précipitamment, suivie d’Antigone.




SCENE 8



ANTIGONE - Ismène ! Ecoute-moi !

ISMENE - Je ne veux pas t’écouter !

ANTIGONE - Ecoute-moi ! Il faut que tu viennes à Corinthe.

ISMENE - Père a besoin de moi.

ANTIGONE - Père n’a besoin de personne ! Nous sommes des expériences définitives, Ismène, comprends-le, des êtres jetés dans une solitude infinie, adversaires les uns des autres, engagés dans une spirale sans aveu. Ne vois-tu pas combien tout cela est faux et sans avenir ?

ISMENE - Et que ferions-nous de plus à Corinthe ?

ANTIGONE - J’ai rassemblé des gens, là-bas, autour de moi, qui veulent en finir avec la peste, et avec ceux qui la provoquent ou s’en accommodent. Nous voulons croire qu’il n’est pas trop tard, que nous pouvons encore changer les bases de ce monde.

ISMENE - Et de quoi te nourriras-tu ?

ANTIGONE - Du sang des vaches !

ISMENE - (pensive) - « Aller où boivent les vaches !
(…) Gagnons, pèlerins sages,
L’Absinthe aux verts piliers… »

ANTIGONE - « Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que demain, hélas ! Il faudra vivre encore !
Demain, après-demain et toujours ! – comme nous ! »

ISMENE - Ne pourrions-nous, ma sœur, revenir à nos jeux d’enfants, oublier tout cela, rendre la vie à sa première fleur ?

ANTIGONE - Nous buvions déjà, dans sa première fleur, comme tu dis, le sang des autres, des innocents, de ceux qui jouaient aussi.

ISMENE - Mais nous n’en savions rien !

ANTIGONE - Nous le savons, maintenant !

ISMENE - Que m’importe la chose que je n’ai pas créée ! De quoi serais-je coupable ? Je suis née ainsi, j’aurais pu naître ailleurs.

ANTIGONE - La nature n’est plus, et nous sommes liés. Des millions d’années d’évolution pour aboutir à cette jungle ! Il fallait garder nos habits de singes, alors !

ISMENE - Tu es forte Antigone.

ANTIGONE - Je t’en prie Ismène, viens avec moi.

ISMENE - Créon dit que la loi…

ANTIGONE - Je sais ce que dit Créon ! Et moi je dis qu’au-dessus de la loi, il y a une autre loi, et, dessous, une autre encore.

ISMENE - Mère ne le supporterait pas !

ANTIGONE - Mère a déjà tout supporté.


Elles se figent.


OEDIPE - Merci Créon.

CREON – Le nickel monte, l’or monte, l’acier est au plus haut.

OEDIPE - Tout est pour le mieux, alors.

CREON - Tout est pour le mieux.

OEDIPE - Jusqu’au désastre.

CREON - Amen.

OEDIPE - Sais-tu mon oncle…

CREON - Je ne veux pas que tu m’appelles ainsi…

OEDIPE - Mon cher beau-frère…


Ils se figent.


ISMENE - Mère ne le supporterait pas !

ANTIGONE - Mère a déjà tout supporté. J’aurais voulu que tu me voies, à Corinthe, au bal des ténèbres. Curieuse appellation, pour un bal, n’est-ce pas ? C’était un bal donné dans l’obscurité la plus totale. Personne n’y voyait rien, sauf moi. J’aurais voulu que tu sois-là. Nous aurions dansé comme à cette fête, tu te souviens ? La première. C’était avant la vérité.

ISMENE - Non ! Je ne sais pas.


Elles se figent.


OEDIPE - Sais-tu mon oncle…

CREON - Je ne veux pas que tu m’appelles…

OEDIPE - Mon cher beau-frère… Sais-tu ce que Diogène de Sinope dirait à Alexandre, s’il revenait parmi nous ?... Il lui dirait : protège-moi de mon soleil !

CREON - Les chiens ne parlent pas, ils aboient.

OEDIPE - « Et tout à coup ce filet d’eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l’esprit. »


Ils se figent.


ANTIGONE - C’était avant la vérité.

ISMENE - Non, je ne sais pas.

ANTIGONE - Viens avec moi ! Tout vaut mieux que l’absurde !

ISMENE (courant pour sortir) - Mère ne le supporterait pas !


Antigone se fige.


OEDIPE - « Et tout à coup ce filet d’eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l’esprit. »


Antigone sort.


CREON - Il me semble, parfois, que tu perds le sentiment de l’artifice, la beauté paradoxale de l’immonde.

OEDIPE - Je sens la Terre qui gronde sous mes pieds.

CREON - La vraie Terre est ailleurs. Nous ne pouvons pas lutter contre le mal, nous pouvons seulement nous accorder à lui, le chevaucher, comme on chevauche le dragon ; épouser le rythme de ses flammes, le mouvement de son écorce. Il voyage en nous jusqu’à sa volonté.

OEDIPE - Je sens la Terre qui gronde sous mes pieds.

CREON - Nous sommes aussi notre situation.


Ismène revient précipitamment.


ISMENE - Tirésias !

CREON - Tirésias !

OEDIPE - Tirésias !


Tirésias entre. Il est aveugle. Lampe de mineur sur la tête. La lumière qu’il dégage gêne 0edipe qui s’écarte légèrement. Ils resteront toujours à distance respectueuse.




SCENE 9



TIRESIAS - Monstre sanglant !

OEDIPE - Tirésias, mon ami ! Quel plaisir de te voir.

TIRESIAS - Créature infernale !

OEDIPE - Il en est d’autres.

TIRESIAS - Parricide incestueux !

OEDIPE - Le monde entier sait déjà tout cela !

CREON - Viens-tu, l’infirme, nous donner des leçons d’histoire ? Ou de morale ?

TIRESIAS - Créon, n’est-ce pas ? Je te croyais à Delphes.

CREON - J’en reviens à l’instant.

TIRESIAS - Ah, oui ? Et que dis l’Oracle ?

CREON - L’oracle ne dit rien, il est muet.

TIRESIAS - Muet d’horreur. Les dieux mêmes s’effraient de ce qui court à Thèbes.

ISMENE - Thèbes est prospère comme jamais, que cela vous réjouisse ou pas.

TIRESIAS - Thèbes est prospère, dis-tu ? Cela reste à voir. Mais les thébains, eux…


Battements d’ailes.


ISMENE - Le moment est tragique ; mais, un jour, la peste elle-même sera vaincue.

TIRESIAS - Il faudra, pour cela, qu’elle se retire de toi d’abord.


Il braque la lampe sur elle.


ISMENE (se reculant) - Père !

TIRESIAS - Ne t’approche pas, Oedipe !


Mouvement sauvage et brutal de Tirésias vers Ismène, comme pour l’exorciser. Mouvement réflexe d’opposition d’0edipe et de Créon. Puis, tous s’immobilisent.


TIRESIAS - Parle ! Vierge maudite !

ISMENE, (possédée) : (extraits de l’« Ode Triomphale » de Pessoa) O roues, ô engrenages, r.r.r.r.r.r.r.r.r éternel ! Force contenue du spasme des mécanismes en furie ! En furie au-dehors et au-dedans de moi, par tous mes nerfs disséqués au-dehors, par toutes mes papilles hors de tout mon pouvoir de sentir ! A vous entendre de beaucoup trop près, ô grands bruits modernes, mes lèvres se dessèchent et ma tête brûle à vouloir vous chanter avec cet excès où s’expriment toutes mes sensations, avec cet excès contemporain de vous, ô machines ! En fièvre, contemplant les moteurs comme une Nature tropicale – immenses tropiques humains de fer, de feu, de force – je chante, je chante le présent, et aussi le passé et le futur, car le présent c’est aussi le passé et tout le futur (…) Ah, pouvoir m’exprimer totalement comme s’exprime un moteur ! Etre aussi complète qu’une machine ! Pouvoir triompher dans la vie comme une automobile dernier modèle ! Pouvoir au moins me pénétrer physiquement de tout cela, me déchirer entièrement, m’ouvrir complètement, devenir perméable à tous les parfums d’huiles, de chaleurs, de charbons de cette flore splendide, noire, artificielle et insatiable ! Fraternité avec toutes les dynamiques ! Furie promiscuitaire d’être partie-agent du roulement ferroyeur et cosmopolite des trains inflexibles, du labeur transport-de-cargaison des navires, de la rotation lubrique et lente des grues, du tumulte discipliné des usines et du quasi-silence susurrant et monotone des courroies de transmission !


Antigone rentre. Elle reste en retrait, écoutant.


Je pourrais mourir broyée dans un moteur avec le délicieux sentiment d’une femme possédée qui s’abandonne. Jetez-moi dans les hauts fourneaux ! Mettez-moi sous les trains ! Rouez-moi de coups à bord des navires ! O tramways, funiculaires, métropolitains, frottez-vous contre moi jusqu’au spasme ! Jetez-moi vos éclats de rire en pleine figure ! Voitures bourrées de fêtards et de putains, foules quotidiennes ni gaies ni tristes des rues, fleuve multicolore et anonyme où je peux me baigner à mon gré ! Que de vies complexes, que de choses dans toutes ces maisons ! Connaître leurs vies à tous, leurs soucis d’argent, les dissensions domestiques, les débauches insoupçonnées, les pensées de chacun, dans sa chambre, tout seul avec lui-même, et les gestes accomplis loin du regard des autres ! Ne rien savoir de tout cela, c’est tout ignorer.


Battements d’ailes. Ismène s’écroule.


ISMENE, (dans un cri) - Antigone!


Antigone se précipite vers sa sœur, la relève, puis sort avec elle en la soutenant. Créon veut la suivre.


TIRESIAS - Ne t’avise pas, Créon, d’accomplir ce que tu médites en ce moment. Le peuple ne comprendrait pas que Tirésias succombe. Et je suis insensible à la peste, ne l’oublie pas.


Créon sort. Un temps.




SCENE 10



OEDIPE - La lumière, Tirésias, la lumière, ne te manque-t-elle pas ?

TIRESIAS : Pourquoi me manquerait-elle ? Je ne l’ai jamais perdue. Elle te manque plutôt à toi-même, puits fangeux d’immortalité !

OEDIPE - Du moins, la foudre qui n’est pas dans tes yeux jaillit-elle de ta bouche, nul ne peut en douter. Tu ne te fatigues jamais, à proférer continuellement ces insultes ?


Battements d’ailes.


TIRESIAS - La sphinge est là, n’est-ce pas ? (Pas de réponse) Tu ne l’as pas tuée. Au contraire, n’est-ce pas, la vierge a planté ses griffes en ton cœur et non pas dans le sien. Si profond, déjà, que c’est peut-être à elle, déjà, que je m’adresse ; croyant m’adresser à son frère. Et bientôt, peut-être, lui parlerai-je toujours lorsque je parlerai, quelle que soit la personne à qui je parlerai.


Battements d’ailes.


OEDIPE - La réalité m’oblige, Tirésias…

TIRESIAS - Jamais !

OEDIPE - … Moi qui ne peux mourir !

TIRESIAS - La matière se condense en toi jusqu’à l’extrême.

OEDIPE - Tu sais beaucoup de chose, mais tu ne sais pas tout.

TIRESIAS - Plus rien ne peut sortir de cette prison de lumière.

OEDIPE - J’épouse avec douleur…

TIRESIAS - Je me sens moi-même…

OEDIPE - … La forme changeante…

TIRESIAS - … Précipité au cœur de ton chaos.

OEDIPE - … Des sociétés qui viennent à moi ! Elles fuient devant leur liberté, qu’y puis-je ?! Je suis moi-même leur propre désir et me plie à leur joie. Qui dira ma douleur d’être fatalité ? Assumer la création m’incombe, à moi, l’immortel. Fait à leur image, ils ne me voient pas. Onde, cristal parfois, je suis mathématique. Mouvements de capitaux, productivité, croissance, grande machinerie thermodynamique : ceci est mon corps, ceci est mon sang ! Ecce homo ! Voici l’homme au sein de sa nouvelle jungle, objet de sa propre liberté. Les dieux sont morts, ou se cachent ! Vive Dieu ! Pauvre petit Dieu, esclave de son domaine. Dompteur sacré, on me demande d’apprivoiser le monstre, le dragon, et non de le tuer. Roi je suis, Tirésias, il est vrai, mais roi, d’abord, de mon propre néant.

TIRESIAS - Cendres et ténèbres ! Au-delà de toi, je ne vois rien. (S’en allant effrayé) Mais je me sens moi-même précipité au cœur de ton chaos.


Noir. Battements d’ailes, grognements. Musique. La sphinge rentre. 0edipe et elle restent un instant à se contempler de loin.






SCENE 11



LA SPHINGE - Frère, le destin parle à travers nous.

OEDIPE - La liberté me pèse, ma soeur.


Ils s’approchent l’un de l’autre.


LA SPHINGE - A ce Tirésias qui nous devine, tu disais à l’instant que tu n’étais pas libre.

OEDIPE - Nous sommes libres, et nous ne le sommes pas, tout à la fois.


Ils s’approchent l’un de l’autre.


OEDIPE - Nous sommes la liberté nouvelle qui sait bien qu’elle n’est pas libre ?

LA SPHINGE - Ta conscience, mon frère, mon bien-aimé, s’est échouée, comme la mienne, sur les rivages d’une promesse, mais notre bulle est intacte.


Tout près l’un de l’autre.


OEDIPE - Nous marchons sur la tête des sirènes, ma sœur.

LA SPHINGE - Nous savons qui nous sommes, mon frère.


Ils s’enlacent, puis se caressent mutuellement.


OEDIPE - Si nos désirs ne sont pas clairs…

LA SPHINGE - C’est que nous chantons…

OEDIPE - La lumière…

LA SPHINGE - Qui s’obscurcit d’elle-même.

OEDIPE - Le soleil noir.

LA SPHINGE - La création qui ne se connaît pas.

OEDIPE - Le feu des abîmes.

LA SPHINGE - Le vol aveugle…

OEDIPE - Connaissance.

LA SPHINGE - De l’ange brûlé.

OEDIPE - Humanité nouvelle


De plus en plus vite :


LA SPHINGE - Information

OEDIPE - Réseau

LA SPHINGE - Information

OEDIPE - Technologie

LA SPHINGE - Rationalité

OEDIPE - Echanges

LA SPHINGE - Logique

OEDIPE - Communication

LA SPHINGE - Entropie

OEDIPE - Machine

LA SPHINGE - Contrôle

OEDIPE - Entropie

LA SPHINGE - Cyborg

OEDIPE - Communication

LA SPHINGE - Machine intelligente

OEDIPE - Nature

LA SPHINGE - Adaptation

OEDIPE - Système

LA SPHINGE - Autorégulation

OEDIPE - Pragmatisme

LA SPHINGE - Ingénierie

OEDIPE - Biotechnologie


Paroxystique :


LA SPHINGE - Bonheur de l’aliénation

OEDIPE - Mutants

LA SPHINGE - Bonheur de l’aliénation.


Apaisés.


OEDIPE - Le trouble éveil de l’abandon…

LA SPHINGE - Glissant au sommet du néant.


Entre Jocaste, en chemise de nuit (mouvements désordonnés, erratiques). Elle ne voit personne. Elle chantonne une berceuse. La musique s’arrête. 0edipe sort.




SCENE 12



LA SPHINGE (criant)

Mère !
J’accomplis mon destin !
De vos entrailles
Est sortie
L’humanité nouvelle !
Réjouissez-vous !
Mère !


Elle s’avance vers Jocaste et la prend dans ses bras. Jocaste n’a aucune réaction et continue ses marmonnements.


JOCASTE

Mon bébé est entré
A nouveau
Mon bébé, à nouveau
Il a disparu dans mon ventre
Mon ventre
A nouveau
Dans la terre de mon ventre
A nouveau


La sphinge sort en courant. Cri douloureux, au loin.


Dans la terre
La lumière a disparu
Dans mon ventre
A nouveau
Dans la terre de mon ventre
A nouveau
(Plus fort) Il fallait que la terre morte
(Calme) La terre de mon ventre
Accueillir
A nouveau
Dans mon ventre


Elle chantonne la berceuse.


La lumière a disparu
Dans mon ventre
A nouveau
Dans la terre de mon ventre
A nouveau


Antigone entre.


ANTIGONE - Mère !


JOCASTE (sans la voir ni l’entendre)

Mon bébé
Dans mon ventre
A nouveau


Antigone s’assoit au milieu du plateau. Jocaste, toujours marmonnant, parcourt la scène.


ANTIGONE - (avec des extraits de « Bureau de Tabac », de Pessoa)

« Aujourd’hui je suis vaincue, comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,
Comme si je n’avais aucune autre fraternité avec les choses
Que celle de l’adieu... »

Je suis la sœur de mon père.

« Esclaves cardiaques des étoiles,
Nous avons conquis le monde entier avant de sortir du lit ;
Mais nous nous réveillons et il est opaque,
Nous nous levons et il est absent,
Nous quittons la maison et il est la terre entière,
Plus le système solaire, et la Voie Lactée et l’Indéfini… »

Je suis la sœur de mon père.


Rentre Ismène. Elle observe sa sœur de loin.


« Toujours une chose en face de l’autre,
Toujours une chose aussi inutile que l’autre,
Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,
Toujours le mystère des profondeurs aussi évident que le sommeil du mystère de la surface,
Toujours cela ou bien autre chose ou bien ni l’un ni l’autre... »

Je suis la sœur de mon père.


Bruits épouvantables. Tonnerres, grondements. La terre tremble. Jocaste crie. Ismène se précipite vers elle. Les deux sœurs l’entraînent vers la sortie en titubant. Noir. Musique.


(Off, pendant la musique) : « Rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite lettre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : in girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu. »


Fin de la musique. Rentrent Créon et 0edipe, poursuivis par trois ou quatre journalistes. Créon protège 0edipe.


SCENE 13



CREON - Pas de flashes, s’il vous plaît ! Pas de flashes !

LES JOURNALISTES - On dit que la sphinge n’est pas morte. Avez-vous eu un entretien avec Tirésias ? Antigone est-elle encore à Corinthe ?

CREON - Attention ! Pas de flashes ! Merci ! Pas de flashes ! S’il vous plaît !

LES JOURNALISTES - Sparte affirme que Thèbes est à l’origine de la peste. La guerre est-elle inévitable ? Craignez-vous des actes terroristes ? Parlez-nous du tremblement de terre qui a eu lieu cette nuit. Combien a-t-il fait de victimes. Le volcan peut-il se réveiller ? On parle de catastrophe.

CREON - Nous répondrons à vos questions, ne vous inquiétez pas. Pas de flashes ! Merci ! Pas de flashes ! Nous avons réuni un conseil extraordinaire, vous aurez tous les détails ultérieurement.

LES JOURNALISTES - Les citoyens ont le droit de savoir. Faudra-t-il évacuer Thèbes ?

CREON - Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons rien affirmer.

LES JOURNALISTES - Seriez-vous prêt à démissionner ?

CREON - Nous assumerons toutes les conséquences. Le problème, vous l’admettrez, dépasse la simple dimension individuelle.

LES JOURNALISTES - Certains associent la peste au tremblement de terre !


Dans le bruit incessant des déclencheurs, ils traversent la scène de gauche à droite, puis ressortent.


(Off, comme précédemment) : « De sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : in girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu. »


Sur la voix off, rentre Antigone. Tirésias la suit de près.



SCENE 14



ANTIGONE - (Avec des extraits d’0edipe-roi) Tirésias, toi dont l’esprit embrasse tout, et les sciences humaines et les secrets des dieux, et les choses du ciel et celles de la terre, bien que privé de la vue, tu sais cependant quel fléau désole cette cité. Ne nous refuse pas ton secours, sauve Thèbes et toi-même, sauve-moi et purifie-nous de toutes les souillures. Car en toi est notre espoir ; servir les hommes, de toutes les ressources que donnent le savoir et la puissance, est le plus glorieux des travaux.

TIRESIAS - Hélas, Antigone ! Que la science est un présent funeste, lorsqu’elle ne profite pas à celui qui la possède !

ANTIGONE - Qu’y a-t-il ? En quel découragement nous arrives-tu ?

TIRESIAS - Laisse-moi repartir ; éloignés, toi et moi, nous porterons plus facilement le fardeau de nos peines, si tu veux m’en croire.

ANTIGONE - Tu as tort de parler ainsi, et c’est manquer d’amour pour cette ville qui t’a nourri, que lui refuser l’explication de l’oracle.

TIRESIAS - C’est que la folie s’est emparée du monde. Jamais je ne révèlerai mes misères pour ne pas révéler les tiennes.

ANTIGONE - Que dis-tu ? Tu sais tout, et tu refuses de parler ! Tu veux donc nous trahir, et ruiner Thèbes de fond en comble ?

TIRESIAS - Je ne veux affliger, ni toi ni moi-même. Pourquoi m’interroger inutilement ? Tu n’apprendras rien de moi.

ANTIGONE - Ta résistance irriterait un rocher. Tu resteras donc inflexible, inexorable ?

TIRESIAS - Ce fatal secret se révèlera de lui-même, malgré le silence dont je le couvre.

ANTIGONE - Quel secret ? Parle ! (Un temps) Ton impuissance fait peine à voir Tirésias. Si le savoir est le pouvoir de ne rien faire, alors je préfère l’ignorance qui agit. La faiblesse et la résignation se cachent mal derrière le mystère calculé de ton verbe. Je ne serai pas si prudente. J’affronterai l’inconnu, je répondrai moi-même aux énigmes, je tuerai mon père s’il le faut.

TIRESIAS - Pour ajouter un parricide à un autre parricide.

ANTIGONE - Pour ajouter la justice à la connaissance.

TIRESIAS - Le mal par le mal

ANTIGONE - Le mal pour le bien

TIRESIAS - Le mal est toujours pour le mal.

ANTIGONE - J’en accepte le risque. Tout vaut mieux que la peste et mon père.

TIRESIAS - Il y a plus que ton père.

ANTIGONE - Est-ce là ton secret ? Déjà, la rumeur annonce le retour de la sphinge. Si mon père ne l’a pas tuée, comme il le prétend, cela, encore, ajoute à ses crimes.

TIRESIAS - Il y a plus que la sphinge.

ANTIGONE - Je suis lasse de tes énigmes, Tirésias. Si tu continues, je croirai que tu es toi-même cette sphinge.

TIRESIAS - Toi qui a des yeux pour voir, il te faudra les ouvrir dans peu de temps.

ANTIGONE - Encore du mystère ! Veux-tu me rendre folle ? Ma mère d’abord, et moi ensuite, n’est-ce pas ? En vérité, tu as peur! Cette peur fait de toi le complice de tous les crimes. Savoir, et ne rien dire, savoir et ne rien faire, quelle abjection ! Pour moi, je mourrai, s’il le faut, pour que Thèbes respire.

TIRESIAS - Il se pourrait que ce ne soit pas assez.

ANTIGONE - Alors, je tuerai.


Battements d’ailes. Tirésias part.


ANTIGONE - Ainsi, tu m’abandonnes !

TIRESIAS - Je ne puis être qu’un miroir, Antigone. Ma tâche est finie lorsqu’il m’est permis de renvoyer l’image.

ANTIGONE - Mais tu n’as rien dit !


Battements d’ailes.


TIRESIAS - Prépare-toi, Antigone. Tu auras le privilège, bientôt, de recevoir la sphinge.


Il sort. Créon rentre pendant qu’Antigone s’apprête à sortir de l’autre côté.




SCENE 15



CREON - La vipère ! Encore à jeter son venin par ici !

ANTIGONE - De qui parlez-vous ?

CREON - De ce bavard impuissant que je viens de croiser. Ton ami l’oracle.

ANTIGONE - Ce n’est pas mon ami.


Elle veut partir.


CREON - Voudrais-tu rester encore un instant ? J’ai à te parler.

ANTIGONE - Que me voulez-vous ?

CREON - Ton père s’inquiète pour toi...

ANTIGONE - Qu’il ne s’inquiète plus, sa fille n’attend rien de lui.

CREON - Ne sois pas aussi fanatique. N’y a-t-il aucun moyen de te parler normalement ?

ANTIGONE - Votre normalité n’est pas la mienne.

CREON - Tu ne respectes donc rien !

ANTIGONE - Je respecte l’avenir dans l’homme, et non pas vos idoles.

CREON - Moi aussi je respecte l’avenir ! Et mieux que toi.

ANTIGONE - L’avenir des monstres.

CREON - L’humanité nouvelle, dont, par naissance, tu fais partie, n’est pas monstrueuse, c’est, au contraire, un modèle d’adaptation, l’ultime degré de l’évolution.

ANTIGONE - L’évolution de quoi ? De la grande machine, sans doute ?

CREON - Si machine il y a, cette machine est humaine.

ANTIGONE - C’est pourquoi, humaine, j’ai en moi le pouvoir d’en refuser les lois.

CREON - Les lois de la machine sont des lois naturelles.

ANTIGONE - Je n’entrerai pas dans les modèles de vos paradoxes. Pour que la machine s’accorde à vos désirs, vous n’hésitez pas à mettre le monde à l’envers. Mais avant que vous fussiez capable d’exprimer vos désirs, la machine les avait déjà accordé aux siens.

CREON - Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Tu es complètement folle.

ANTIGONE - Votre nouvelle humanité, je m’en moque. Elle naît du crime. Je me déteste dans ce crime, et vous déteste pour lui être soumis.


On entend des appels chuchotés : « Antigone ! Antigone ! », sur de la musique. Attirée, Antigone commence un parcours, presque une danse, somnambulique. Créon a peur et s’enfuit. Rentre la sphinge. Elle prend, au centre de la scène, une pose hiératique. La musique et les appels cessent. Antigone arrête sa danse, et tombe aux pieds de la sphinge.




SCENE 16



LA SPHINGE - Comme tu es brave, petite soeur ! Comme tu es pure, assoiffée de justice, gonflée de certitudes, inébranlable ! Je me reconnais en toi. La peste secoue ton âme juvénile, blesse ta sensibilité. Tu n’en saisis pas la pleine essence, tu nous en fais responsable, ton père et moi. Sache que tu te trompes. Car la peste n’est elle-même que l’acmé sporadique d’une maladie plus ancienne et plus profonde que je transmets consciencieusement, comme je me dois de le faire, avec toute la mémoire des siècles. Je suis la gardienne, Antigone, et rien d’autre. Tous me croient capable de tous les bouleversements, de tous les malheurs, de tous les crimes, alors que j’en suis le témoin et l’instrument, esclave de l’histoire. J’assume la part sombre, et rien de plus. Mais, il est vrai que je l’assume jusqu’au tout extrême de ses conséquences. Les ténèbres qui nous environnent, Oedipe et moi, sont un produit de la conscience générale, et pas de notre bon vouloir. Certes, puissante je suis, bien plus encore que tu ne l’imagines, mais non par moi-même sinon par vous. J’en ai déjà trop dit, ma petite. Un traitement de faveur t’a été accordé parce que tu es la fille d’Oedipe, mais tu dois, cependant, comme tous ceux qui se présentent devant moi, subir l’épreuve, et répondre à l’énigme. Si tu ne réussis pas, tu mourras, car nul ne dois survivre, passer le seuil de ma vérité, à une connaissance amputée de son terme. Ecoute, et réponds. Qu’est-ce donc, Antigone, qui produit le matin, consomme à midi, et rêve le soir qu’il est un homme ? Qu’est-ce qui me suit maintenant, dans l’infini de ma démesure, oubliant ses limites mortelles ? Quel est-il, celui qui m’abandonne son projet, croyant se libérer, celui-là même qui propage la peste parmi ses semblables, s’offrant en holocauste volontaire à mes griffes avides, qui déteste sa liberté, qui crée, tout en niant sa création, qui ne se connaît jamais lui-même, et qui me regarde, moi, la vierge maudite, la créature à son image collective, comme le mal étranger ? Réponds, Antigone ! Ou meurs !

ANTIGONE (après une longue hésitation, et un difficile combat contre elle-même) - Toi et moi-même en une seule personne.


La sphinge s’enfuit. 0edipe apparaît. Il regarde sa fille sans rien dire. Bruits épouvantables. Tonnerre, grondements, la terre tremble. 0edipe va chercher Antigone. Elle se débat et refuse de le suivre. Elle s’enfuit. Il sort en titubant.




SCENE 17



Ombres sur la pierre. Musique de supermarché. Avec des parasites et des interférences :


(Off) Au cœur de la Béotie, région fort réputée pour sa douceur de vivre, la cité de Thèbes, baignée par le fleuve Asopos, avec ses sources vivifiantes et ses chevaux furieux, son Acropole et son lac Hyliké, vous fera revivre les plus belles heures de votre enfance, lorsque vous buviez, insouciants et replets, à la source même du bonheur. En paix, démocratique et sereine, la cité actuelle, forte d’une histoire plurimillénaire, vous chantera chaque jour une ode nouvelle à la joie. Vous visiterez son théâtre, son hippodrome, son acropole : la Cadmée, puis vous découvrirez peut-être sa cuisine ou sa sculpture en allant faire un tour du côté de son musée Laïos.


Sur la pierre, en rouge, apparaît l’inscription : « les dieux ».


Si vous aimez l’aventure, vous n’hésiterez pas à escalader les flancs tumultueux de son volcan, encore fumant de sa dernière éruption, qui eu lieu, rassurez-vous, il y a plus de deux cents ans, à l’époque de la deuxième guerre d’Irak. Bien sûr, les scaphandres obligatoires vous serons gracieusement remis dès l’accès à la plateforme obligatoire de décontamination.


L’inscription disparaît. Trois personnages entrent. Trois dieux modernes portant chacun son emblème sur la tête : une tête de télévision, une tête de voiture, une tête de réseau avec plein de fils partout, et qui ressemble à la tête de Méduse. Ils s’adressent aux spectateurs.


VOITURE - Comme le mode de production

RESEAU - Comme le mode de traduction

TELEVISION - Comme le mode de séduction

ENSEMBLE - Les a durement traité.

RESEAU - De promesses en renoncements,

TELEVISION - Ils obtiennent enfin ce qu’ils cherchaient depuis toujours.

RESEAU - Ils sont nos instruments,

TELEVISION - Et nous jouissons

RESEAU - Du mélange de leurs dissonances.

TELEVISION - Effrayés par la solitude de leurs propres espaces infinis,

RESEAU - De leur silence,

TELEVISION - Et de leur étrangeté,

RESEAU - Ils rêvent d’une terre là où nous sommes et jettent l’ancre.

VOITURE - Nouvel Eldorado.

TELEVISION - Nouveau mirage.

RESEAU - Mais ce genre de voyage n’a pas de fin.

VOITURE - Leur démesure,

RESEAU - Trop grande ?

VOITURE - Mais, non !

TELEVISION - Elle ne l’est pas assez.

RESEAU - Ils se créent eux-mêmes depuis toujours ;

VOITURE - Sans le savoir encore ;

TELEVISION - Sans le vouloir encore ;

RESEAU - Et nous habitent passivement comme espaces étrangers.

TELEVISION - Ils nous inventent,

VOITURE - Ils nous sculptent,

TELEVISION - Ils nous fabriquent,

VOITURE - Puis s’agenouillent devant nous,

TELEVISION - Comme ils feraient devant un arbre que la nature a fait.

RESEAU - Tant mieux !


Battements d’ailes, grognements de lions.


VOITURE - Car nous, dieux de la modernité,

TELEVISION - Du cynisme,

VOITURE - De la raison aveugle,

RESEAU - De l’obscurantisme démiurgique,

TELEVISION - De la mauvaise conscience et de la mauvaise foi,

RESEAU - Exigerons des holocaustes, comme jamais encore il n’y en eu.


Entre la sphinge. Les dieux s’agenouillent autour d’elle.


LA SPHINGE - Enfants abandonnés au commerce mondial, bâtards sacrés, graves enfants mécaniques, répudiés, bannis de leur famille, comme votre mère adoptive se réjouit de vous avoir avec elle au seuil de la plus belle des catastrophes.


Elle se place à quatre pattes au milieu d’eux, comme la louve romaine, afin de leur permettre de lui téter les flancs. Ils se figent. Rentre Antigone, suivie d’Ismène.



SCENE 18



ANTIGONE - Là où je vais, tu ne dois pas me suivre.

ISMENE - Là où tu vas, je veux aller.

ANTIGONE - Je ne vais pas à Corinthe.

ISMENE - Je sais. Qu’irais-tu faire là-bas ?

ANTIGONE - Ismène, je me suis trompé.

ISMENE - Non, ce n’est pas vrai.

ANTIGONE - Tu ne comprends pas.

ISMENE - Je comprends parfaitement.

ANTIGONE - La peste…

ISMENE - Je la croyais nécessaire, et provisoire, et lointaine ; mais je l’ai entendue, je l’ai vue en moi, sortir de moi, agir par moi. (Un temps) Je me souviens du bal dont tu parlais, avant la vérité.

ANTIGONE - Il est trop tard.

ISMENE - Oui.

ANTIGONE - Mère ne le supportera pas.

ISMENE - Elle a déjà tout supporté.

ANTIGONE - Il nous semblait que le ciel n’existait que pour nous. Chaque étoile, en brillant, justifiait nos présences. Nous étions les filles de notre père.

ISMENE - Il m’a pris dans ses bras.

ANTIGONE - Je ne voulais pas qu’il danse avec toi. Je lui disais : « papa, elle est trop petite ! »

ISMENE - Alors, il t’enlevait, et nous tournions toutes les deux serrées contre son cœur.

ANTIGONE - Nous étions les filles de notre père.

ISMENE - La catastrophe n’aura peut-être pas lieu.

ANTIGONE - Elle a déjà eu lieu. Mais ça n’a pas d’importance.

ISMENE - On dit que père n’a pas tué la sphinge.

ANTIGONE - C’est vrai.

ISMENE - Tu l’as vue, n’est-ce pas ?

ANTIGONE - Oui.

ISMENE - Alors, c’est fini ?

ANTIGONE - Oui.

ISMENE - Là où tu vas, je veux aller.

ANTIGONE - J’aimerais sentir la lumière du soleil sur ma peau.

ISMENE - Oui.

ANTIGONE - J’aimerais monter là-haut sur le volcan.

ISMENE - Oui.

ANTIGONE - Je veux respirer son haleine.

ISMENE - Oui.

ANTIGONE - Je veux descendre dans ses entrailles.

ISMENE - Oui.

ANTIGONE - J’aimerais me fondre en lui.

ISMENE - Moi aussi.

ANTIGONE - J’aimerais couvrir ce monde avec ma douleur.

ISMENE - Là où tu vas, je veux aller. Tout ce qui nous reste…

ANTIGONE - … C’est la liberté.


Elles se figent.




SCENE 19



LA SPHINGE - Oui, enfants, nourrissez-vous de moi, et n’ayez crainte que je vous abandonne. Ma mère, la Terre, ne me reconnais plus, mais elle m’a nourri, et je continue à prospérer bien des siècles après que les poètes sont morts, qui me prédisaient une fin solitaire. Cette catastrophe, mes chéris, celle-là même que nous avons minutieusement préparé de tout notre cœur, volera aussi nos existences, mais nous aurons la joie de disparaître avec le monde qui nous a fait.


Rentre 0edipe.


(Se relevant) Je viens, sachez-le, de réveiller l’amant incandescent, celui qui n’attendait, pour sortir de ses gonds, que notre accouplement. Le serpent mystique relève sa tête en forme de Vésuve. Sa jouissance volcanique engloutira bientôt toutes les vies de Thèbes.

ODIPE - L’homme nouveau périra donc, ma sœur, aussi bien que l’ancien !

LA SPHINGE - Mon frère, c’est que l’homme nouveau, peut-être, gardait trop de l’ancien.


0edipe se place à la droite de sa sœur. Des sirènes d’alarmes au loin.

UNE VOIX, assez mécanique : « Le compte à rebours a commencé. Le compte à rebours a commencé. Le compte à rebours a commencé ».

Le bruit des sirènes continue. Créon rentre. Il ne voit personne, il n’entend rien, il est devenu fou.




SCENE 20



CREON - Avancez ! leur disais-je. Mais ils n’avançaient pas. Toujours reculer plutôt qu’avancer. Le monde change. Le sacrifice, encore. Avancez ! leur disais-je. Malheureux pour le bonheur. Pas d’égoïsme. L’avenir exige une adaptation. Cruauté indispensable. La paix, c’est la guerre tout de même. En avant sur les lignes ! Tenez vos rangs ! Courage ! Les thébains ne sont pas courageux. La peste, bien sûr. Les meilleurs, les plus forts, pour le bonheur général. Je savais bien que les thébains n’auraient aucun courage. La peste. Avancez, leur disais-je, mais ils n’avançaient pas. Le confort, la retraite, l’argent, sans rien faire, mais le courage, non. Avancez ! leur disais-je, mais non, ils reculaient. Reculer plutôt qu’avancer, pas de courage. Tournez vos regards du côté de l’avenir, leur disais-je, mais non ils reculaient, ils regardaient le bout de leurs chaussures. Toujours reculer, jamais avancer. Pas de courage. La main invisible, mais ils n’y croyaient pas. L’évidence, ils n’y croient pas. Toujours reculer. Avancez ! leur disais-je. Les autres, victorieux. Le privilège des pauvres. Voulez-vous rester sur le quai ? Regardez-les, victorieux, les autres, ils avancent, nous reculons. Jamais avancer, toujours reculer. Les autres, oui, mais nous, non. Les autres avancent, oui, mais nous, non. Regardez les autres, leur disais-je, mais eux, non, ils regardaient le bout de leurs chaussures. L’avenir, leur disais-je. Soyez malheureux pour l’avenir. Toujours plus. Avancez ! La croissance. Mais non, rien à faire, ils ne bougeaient pas.


LA VOIX : « Le compte à rebours a commencé. Le compte à rebours a commencé. Le compte à rebours a commencé ».


Jocaste rentre en marmonnant. Elle va se placer à la gauche de la sphinge. La lumière monte petit à petit.

CREON - Les autres, oui, mais nous, non. Avancez ! leur disais-je. Ils reculaient. Le confort, l’argent sans rien faire, mais pas de courage. La paix, c’est la guerre. De grands sacrifices. Main invisible. N’est-ce pas l’évidence ? Malheur, pour le bonheur. Le travail, toujours. La peste, bien sûr. Les frères tombaient. Le malheur n’existe pas, c’est de la propagande. La confiance. Avancez ! leur disais-je. Confiance ! Ils reculaient. Toujours reculer, jamais avancer. La peste soit bénie. Le confort, la décadence. Ne voyez-vous pas, la croissance, comme vous êtes heureux, leur disais-je. Ils ne comprennent pas. L’évidence, la main invisible. La sécurité, le confort. Les autres, oui, mais nous, non. La peste, disaient-ils toujours. Laissez les frères tomber, leur disais-je. Ils reculaient. La guerre. Les autres, oui, mais nous, non. Avancez ! leur disais-je. Ils reculaient. Toujours reculer, jamais avancer. L’homme nouveau, disais-je. Ils reculaient. Pour votre bien, disais-je. Ils n’entendaient pas. Votre dignité contre l’argent, leur disais-je. Ils n’écoutaient pas. Toujours reculer, jamais avancer. Les autres, oui, mais nous, non. Pour votre bien, leur disais-je. Ils reculaient. Toujours reculer, jamais avancer. Votre argent, contre l’avenir, leur disais-je. Ils n’écoutaient pas. La main invisible, la peste, ils n’y croyaient pas. Toujours reculer. Le confort, la retraite. L’homme nouveau, disais-je. Toujours reculer, jamais avancer.


LA VOIX : « 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1… ».


Silence. La lumière baisse. Puis, la phrase suivante en boucle, comme d’un disque rayé :


(…) Dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables d’une démocratie (…)


La pierre tourne sur elle-même. Elle retrouve l’apparence brûlée du tout début. Les personnages disparaissent dans le mouvement.


(…) Dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables d’une démocratie (…)



Fin de Proxima Nox (17 avril 2004)